L’Église orthodoxe roumaine occupe une place singulière au sein des Églises européennes. Autocéphale depuis 1885, patriarcale depuis 1925, cette jeune Église qui, avec près de vingt millions de fidèles, rassemble la plus importante communauté orthodoxe d’un pays membre de l’Union Européenne, a particulièrement bien réussi sa sortie du totalitarisme. Pays latin marqué par la tradition slave, la Roumanie partage avec la Pologne – ce pays slave en habit latin, dont elle est un peu le miroir – les plus forts taux de pratique religieuse en Europe. En 2006, relevant l’épineux défi que les relations entre Église et État posent à l’ensemble des Églises d’Europe centrale et orientale, le patriarcat de Roumanie a contribué à l’adoption d’une législation sur les cultes particulièrement équilibrée (loi 489/2006), par laquelle il tourne le dos à un modèle de religion d’État auquel l’histoire et son poids actuel auraient pu lui faire prétendre. Quelques mois plus tard, en novembre 2007, son Saint Synode adoptait un nouveau Statut ecclésial donnant à la conciliarité des institutions solides : des assemblées épiscopales fréquentes (le Saint Synode rassemblant deux fois par an l’ensemble des soixante évêques orthodoxes roumains), une décentralisation réelle (les six métropoles du pays jouissant d’une grande autonomie), une participation effective des laïcs à de nombreuses instances délibératives, notamment au sein de l’Assemblée nationale ecclésiale (organe délibératif composé de trois représentants de chaque diocèse, un clerc et deux laïcs élus).
En pansant les plaies d’un pays traumatisé par quarante-quatre ans de régime communiste, l’Église orthodoxe roumaine a gagné un grand prestige auprès de la population par le développement d’une diaconie efficace – coopérant avec les institutions publiques ou créant ses propres structures sociales (hospices, dispensaires, centres familiaux). L’influence de l’Église dans la société est d’ailleurs accrue par le niveau de formation relativement élevé du clergé orthodoxe, grâce à l’existence dans le pays de onze facultés de théologie orthodoxe et à la tradition d’études à l’étranger (en témoigne le cursus de l’actuel patriarche, qui étudia à Strasbourg, ou celui de plusieurs évêques récemment nommés, tels le métropolite Théophane de Moldavie, l’évêque Silouane du diocèse orthodoxe roumain d’Italie, ou l’évêque Timothée du diocèse orthodoxe roumain d’Espagne, qui ont tous étudié à Paris).
Les particularités et le dynamisme de l’Église orthodoxe roumaine lui permettent de jouer un rôle indépendant dans une orthodoxie européenne soumise à des influences divergentes. Habituée à coexister avec d’importantes minorités chrétiennes, catholique latine (hongroise) ou protestante (allemande), elle s’est très tôt engagée dans le Mouvement œcuménique : membre du Conseil Œcuménique des Églises depuis 1961, de la Conférence des Églises Européennes depuis 1964, elle a, depuis 1989, plus que d’autres Églises d’Europe de l’Est parfois tentées par le repli, accéléré son engagement œcuménique. Ce fut la première et, à ce jour, la seule Église orthodoxe à inviter un pape de Rome – le pape Jean-Paul II, reçu en mai 1999 par le patriarche Théoctiste, qui se rendit lui-même à Rome en octobre 2002. En septembre 2007, en accueillant à Sibiu le troisième Rassemblement Œcuménique Européen, le premier à se tenir dans un pays de tradition orthodoxe, la Roumanie symbolisait le retour des Églises orthodoxes d’Europe centrale et orientale dans l’espace œcuménique européen. Enfin, en élisant en octobre 2007 un patriarche connu pour son expérience œcuménique, le métropolite Daniel (Ciobotea) de Iaşi, l’Église orthodoxe roumaine semblait s’engager résolument sur la voie de l’ouverture.
Forte de ces atouts, l’Église orthodoxe roumaine doit aujourd’hui relever de redoutables défis. Défi de la mémoire, d’abord : comme les autres Églises d’Europe de l’Est, il lui faut guérir les blessures héritées de la dictature, sans éluder, notamment, la question posée par l’attitude de certains de ses membres : si beaucoup d’entre subirent le martyre, d’autres payèrent la survie des institutions ecclésiales au prix d’un loyalisme politique jugé, parfois, excessif. Cette question est d’ailleurs partiellement liée aux relations avec l’Église gréco-catholique roumaine, interdite puis décimée par le régime communiste, et avec laquelle un modus vivendi reste à trouver. Défi du présent, également : l’organisation de l’orthodoxie en Moldavie, et surtout une émigration considérable, qui a conduit le patriarcat à créer deux grandes métropoles en Europe occidentale et centrale – structures aussi nécessaires qu’insuffisantes, sans doute, pour résoudre les considérables problèmes humains et spirituels posés par ce nouveau phénomène. Défi de l’avenir, enfin, car l’occidentalisation rapide posera très bientôt aux chrétiens roumains les questions qui sont celles de leurs frères d’Occident. Puissions-nous ensemble y réfléchir pour que se réalise le vœu formulé en 2002 par le pape Jean-Paul II et le patriarche Théoctiste : « L’Église orthodoxe de Roumanie, centre de contacts et d’échanges entre les fécondes traditions slaves et byzantines de l’Orient, et l’Église de Rome qui, dans sa composante latine, évoque la voix occidentale de l’unique Église du Christ, doivent contribuer ensemble à une tâche qui caractérise le troisième millénaire. Selon l’expression traditionnelle et si belle, les Églises particulières aiment à s’appeler Églises sœurs. S’ouvrir à cette dimension signifie collaborer pour redonner à l’Europe son ethos le plus profond et son visage véritablement humain »1.
Hyacinthe DESTIVELLE, o.p.
1 Déclaration commune du pape Jean-Paul II et du patriarche Théoctiste, 12 octobre 2002, www.vatican.va.