Plus que jamais, l’histoire et la mémoire sont devenues des enjeux politiques. La multiplication récente des « lois mémorielles » en atteste, qui prétendent imposer une lecture donnée de l’histoire, associée, bien souvent, à un « devoir de mémoire ». La mémoire et l’histoire sont aussi devenus des enjeux primordiaux pour l’œcuménisme, mais d’une tout autre manière. La recherche de l’unité n’implique pas, en effet, de rendre obligatoire une interprétation historique particulière, fût-elle irénique, des événements qui nous ont autrefois divisés. Elle suppose plutôt de susciter les conditions d’une lecture objective et commune de ceux-ci. Le Concile Vatican II en était bien conscient, qui demandait que l’histoire fût « enseignée dans un sens œcuménique, pour mieux répondre à la vraie réalité »  (UR 10). Aujourd’hui, les dialogues théologiques en cours témoignent de plus en plus du bienfait du recours aux outils herméneutiques désormais disponibles pour relire nos histoires communes et conflictuelles. Citons, parmi bien des exemples, le Groupe de travail catholique-orthodoxe Saint-Irénée, qui déclarait à sa dernière rencontre que « dans notre effort pour une compréhension mutuelle de nos expressions théologiques et canoniques, nous devons tirer profit des instruments de l’herméneutique contemporaine qui peut nous aider à situer des expressions du passé dans leur contexte historique, à identifier leur valeur permanente en les libérant d’aspects devenus anachroniques, et ainsi essayer de rendre leur intention pertinente pour aujourd’hui (la “relecture”) » [1].

Éloignée de toute prétention législatrice dans le domaine historique, la recherche de l’unité ne vise pas non plus à imposer quelque « devoir de mémoire » que ce soit, ni un oubli toujours dangereux, mais au contraire à encourager la réconciliation de mémoires naguère rivales. Ce processus de pardon fut appelé par Jean-Paul II, à la suite de Paul VI, « purification de la mémoire ». C’est dans le cadre des relations entre catholiques et orthodoxes que fut utilisée cette expression pour la première fois, en 1975, pour célébrer la levée, dix ans auparavant, des anathèmes entre l’Église de Rome et celle de Constantinople. C’est au nom de cette « purification de la mémoire » que Jean-Paul II demandera pardon en 2000 à Athènes « pour toutes les occasions passées et présentes où les fils et les filles de l’Église catholique ont péché par action et par omission contre leurs frères et sœurs orthodoxes ». Le pape Benoît XVI assumera pleinement cet héritage dans son premier message pontifical, en évoquant à nouveau, au sujet de l’unité des chrétiens, cette « purification de la mémoire […] qui seule peut disposer à accueillir la pleine vérité du Christ » [2].

Mais la relecture de l’histoire et la purification de la mémoire ne sont pas seulement affaires de primats d’Églises ou d’historiens. Elles touchent très directement à ce que l’on appelle les « représentations collectives » que les chrétiens entretiennent, consciemment ou non, au sujet de leurs frères séparés. Malheureusement, ces préjugés collectifs restent sans doute aujourd’hui le plus grand obstacle à l’unité des chrétiens. Au siècle dernier, bien des progrès ont été réalisés, à cet égard, dans les relations entre catholiques et protestants. Mais la façon dont nous envisageons aujourd’hui les « chrétiens de l’Est », vingt ans après la chute du mur de Berlin, comporte encore bien souvent, avouons-le, une part de mythologie. Si l’inverse est vrai également, nous sommes sans doute moins excusables, car quarante années ont passé depuis que le Concile Vatican II exhortait les catholiques à « acquérir une meilleure connaissance de la doctrine et de l’histoire, de la vie spirituelle et culturelle, de la psychologie religieuse et de la culture propre aux frères séparés » (UR 9). Permettre cette « meilleure connaissance » mutuelle des chrétiens désunis : telle est l’ambition de la revue Istina depuis près de soixante-quinze ans, une ambition plus actuelle que jamais.

Istina

1. Voir ici p. 299.
2. Voir ici p. 235 et 239.