Trente ans après son lancement, le dialogue théologique international catholique-orthodoxe entrera, à Chypre en octobre prochain, dans une phase particulièrement délicate. C’est, en effet, la première fois que la question du rôle de l’évêque de Rome dans la communion de l’Église, principale pierre d’achoppement des relations entre catholiques et orthodoxes, sera abordée en tant que telle dans le cadre de ce « dialogue de la vérité » inauguré en 1979. L’affirmation centrale du récent « Document de Ravenne » (2007), fondée sur le canon 34 des Apôtres, fut que « primauté et conciliarité sont réciproquement interdépendantes » et que, « pour cette raison, la primauté aux différents niveaux – local, régional, universel – de la vie de l’Église doit toujours être vue dans le contexte de la conciliarité et, de même, la conciliarité dans le contexte de la primauté. » (§ 43). Une telle proposition semble renvoyer chacune des Églises à des défis internes que résumait récemment le cardinal Walter Kasper : « Alors que l’Église orthodoxe doit clarifier plus profondément la question de la primauté (protos) au niveau universel, nous, catholiques, avons à réfléchir plus clairement au problème de la synodalité ou conciliarité, spécialement au niveau universel » (1).
Les défis sont, en effet, simultanément internes. Ainsi, en raison du contexte historique, les débats interorthodoxes sur la conception et l’exercice de la primauté sont particulièrement vifs de nos jours. Depuis la séparation avec Rome, le patriarche de Constantinople est bien le « premier parmi les égaux » au sein de l’orthodoxie. Mais son autorité, fragilisée par le faible poids numérique de son Église, éprouve bien des difficultés à s’exercer en son sein. Ces dernières années, des tensions ont assombri ses relations avec certaines Églises d’Europe de l’Est, en plein renouveau après les années de persécutions, et en premier lieu avec le patriarcat de Moscou, qui rassemble la moitié des orthodoxes. Ce dernier a contesté plusieurs positions ou initiatives récentes du patriarcat de Constantinople – contestations qui ont même conduit à une rupture provisoire de communion (2).
On a parfois remarqué que, lors de ce genre de tensions, les Églises orthodoxes autocéphales ne semblent pas disposer de procédures permettant un arbitrage univoque. En réalité, la conciliarité fonctionne malgré tout. Cependant, les décisions des synaxes panorthodoxes ne paraissent pas dotées d’autorité contraignante. Quant aux dialogues bilatéraux entre Églises orthodoxes, dès lors qu’ils concernent des difficultés comme, par exemple, l’organisation des « diasporas » ou la reconnaissance des autonomies et autocéphalies, on constate que le patriarcat œcuménique y est souvent perçu par ses pairs comme étant à la fois « juge et partie » – un problème canonique classique (3). Ces questions assez sensibles expliquent en grande partie la lenteur des préparatifs du concile panorthodoxe, annoncé depuis les années 1960 (4).
On a pu craindre que ces débats qui touchent à la question de la primauté, débats apparemment internes à l’orthodoxie, ne paralysent le débat œcuménique actuel visant à une compréhension commune aux catholiques et aux orthodoxes de la primauté dans l’Église entière. Une partie des difficultés semble venir de la superposition, dans certains esprits, de deux questions : d’une part, la question de la primauté au sein de l’orthodoxie – en particulier de celle que pourrait y exercer le patriarcat de Constantinople, et d’autre part l’expression d’une position commune aux Églises orthodoxes au sujet de la primauté dans l’Église entière – tout spécialement du rôle que pourrait y exercer l’évêque de Rome.
Mais faut-il distinguer ces deux questions ? L’ecclésiologie latine insiste sur le fait que l’évêque de Rome jouit d’un charisme particulier, et en quelque sorte unique, au service de l’unité – un ministère qui, bien sûr, devra s’exercer différemment au sein de l’Église latine et dans l’Église entière enfin réconciliée (5). Cette position est généralement admise, quoiqu’avec réserves, par les orthodoxes. À Ravenne, orthodoxes et catholiques ont, ensemble, distingué trois niveaux d’« actualisation » du rapport entre primauté et conciliarité : le niveau local (le diocèse), le niveau régional (les Églises autocéphales en Orient, les conférences épiscopales en Occident), et enfin le niveau universel. À ce dernier niveau, les deux parties ont déclaré qu’elles étaient d’accord pour dire qu’à l’époque de l’Église indivise « Rome, en tant qu’Église qui « préside dans la charité » […] occupait la première place dans la taxis et que l’évêque de Rome était par conséquent le protos parmi les patriarches » (§ 41). Certes, orthodoxes et catholiques divergent sur les prérogatives de l’évêque de Rome comme protos. Néanmoins, ils convergent pour lui reconnaître, au niveau universel, une place unique, une place analogue – mais pas forcément identique – à celle du protos au niveau local ou au niveau régional. Si l’on part de ce point de vue, est-il souhaitable, est-il même possible, de répondre à la question de la primauté au sein des Églises orthodoxes indépendamment de celle qui concerne la primauté au niveau universel ? En réalité, il nous semble qu’un accord panorthodoxe sur la façon dont pourrait s’exercer la primauté de Constantinople ne devrait pas être un préalable à une réflexion commune sur le rôle de l’évêque de Rome dans la communion de l’Église entière. En effet, la démarche œcuménique fructueuse ne se situe pas dans le cadre de la séparation des chrétiens, mais dans la perspective de leur unité souhaitée.
Ce problème fut d’ailleurs soulevé par certains membres de la commission mixte internationale, qui s’étonnèrent que la question de la primauté au sein de l’Église orthodoxe fût parfois présentée comme antérieure et extérieure à celle de la primauté dans l’Église entière : en effet, déclara l’un d’eux, les Églises catholique et orthodoxes « ne sont pas deux Églises avec deux primats différents, mais elles sont ensemble Églises sœurs en recherche d’une expression appropriée de leur unité dans le corps du Christ ». Par conséquent, affirmait-il, « il ne faut pas appliquer le modèle de la séparation de l’Église occidentale du XVIe siècle aux Églises orthodoxes, car leur origine n’est pas une rupture, mais une tradition ecclésiale authentique sur le fondement de l’héritage apostolique commun » (6).
Mutatis mutandis, la même question se pose en ce qui concerne le statut des structures ecclésiales établies sur les lieux des sièges historiques de nos Églises séparées, mais se reconnaissant mutuellement comme sœurs dans la succession apostolique. Elle se pose avec une acuité particulière en Europe, depuis que la chute du Mur de Berlin a permis une certaine renaissance catholique dans des pays de tradition orthodoxe ainsi qu’une nouvelle vague d’émigration orthodoxe en Occident : pourquoi ne pas fonder des Églises locales, catholiques là-bas, orthodoxes ici, puisque nous sommes – malheureusement – séparés ? Mais précisément, dans une Europe enfin réunifiée, faut-il prendre son parti de la division des chrétiens et superposer, dans une perspective purement confessionnelle, des Églises parallèles, portant les mêmes titres, revendiquant des même statuts, fonctionnant isolément et parfois concurremment les unes des autres… ou essayer de laisser ouverte la porte d’un avenir commun en trouvant collégialement des solutions transitoires à une séparation que nous espérons provisoire ? Une fois encore : faut-il aménager la séparation (au risque de l’institutionnaliser), ou préparer l’unité ? La réponse dépend en fin de compte de notre espoir dans une réconciliation des chrétiens.
Ce sont là, nous semble-t-il, des questions d’ecclésiologie qui méritent réflexion, au-delà des susceptibilités ou d’éventuels enjeux de pouvoir. On ne peut donc que se réjouir de la poursuite du dialogue théologique international entre catholiques et orthodoxes. La condition de son succès est évidemment qu’existe une réelle confiance entre les Églises pour éviter toute suspicion d’instrumentalisation du dialogue au profit d’intérêts particuliers, étrangers à sa finalité. Catholiques comme orthodoxes doivent donc résister à la tentation de s’appliquer mutuellement leur ecclésiologie ou leurs problématiques internes.
Le dossier des relations entre catholiques et orthodoxes paraît parfois fort complexe, grevé de blessures cachées, d’enjeux politiques latents, de conflits larvés, de risques, enfin, pour ses acteurs, d’être soupçonnés de parti pris pour ou contre telle ou telle ecclésiologie, pour ou contre tel ou tel patriarcat. En réalité, le seul risque véritable serait que les théologiens intéressés et compétents en ce domaine, et ils ne sont pas si nombreux, se découragent tout à fait, d’autant que d’autres défis apparemment plus urgents se font pressants. La recherche de l’unité se limiterait alors à des visites protocolaires de primats, à des déclarations d’intention, à des rencontres de quelques convaincus. Aussi, tout en prolongeant le « dialogue de la vérité », est-il plus que jamais nécessaire de poursuivre et d’approfondir le « dialogue de la charité » qui, seul, peut nous permettre de nous reconnaître comme frères en Christ, membres de l’Église une, malgré nos pauvres divisions.
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Le présent numéro d’Istina voudrait proposer quelques regards orthodoxes sur la primauté. Mgr Hilarion Alfeyev, dans le cadre d’une conférence publiée ici à titre documentaire, expose un point de vue représentatif de l’ecclésiologie orthodoxe russe concernant les relations entre primauté et conciliarité. Parallèlement, deux articles recourent à une histoire non dénuée d’actualité. Le professeur Assaad Elias Kattan analyse la position de Syméon de Thessalonique à l’égard de la primauté romaine, à une époque (la veille de la chute de Constantinople) où la théologie byzantine, malgré les tensions avec Rome, restait habitée par l’instinct qu’il n’existait qu’une seule Église d’Orient et d’Occident dans laquelle le siège de Rome occupait une place particulière. L’intérêt de Syméon est que son approche de la primauté se fonde moins sur des considérations juridiques liées à l’organisation ecclésiale (il semble reconnaître une primauté au siège romain et au pape de Rome antérieure aux conciles de Nicée I et de Chalcédoine) que sur une « vision théologique globale » liant primauté et orthodoxie. L’archimandrite Job Getcha, de son côté, évoque l’époque immédiatement postérieure. Il montre comment la structure ottomane du « Rum-Millet », qui obligea le patriarcat de Constantinople à assumer des fonctions séculières, provoqua également une grande centralisation de la vie de l’Église orthodoxe dans les frontières de l’Empire. Cette centralisation rendit la « pentarchie » en grande partie fictive, même si la synodalité ne quitta pas la conscience ecclésiale. Ce double phénomène (centralisation et prise en charge de fonctions séculières), souvent souligné au sujet de l’Église latine, montre à la fois l’importance des facteurs sociopolitiques dans l’ecclésiologie concrète de nos Églises mais aussi la nécessité pour celles-ci d’y trouver des réponses communes.
Le poids des facteurs historiques dans la vie ecclésiale n’est pas moins grand aujourd’hui qu’hier. C’est pour mieux l’appréhender que cette livraison d’Istina propose également, en seconde partie, une « Chronique des chrétiens de l’Est » retraçant l’évolution récente des principales communautés chrétiennes d’Europe centrale et orientale depuis la fin des régimes communistes. À l’occasion du vingtième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, elle invitera nos lecteurs, nous l’espérons, à prendre plus que jamais conscience des murs qui restent à faire tomber entre nos Églises.
Hyacinthe Destivelle, o.p.