La promulgation, le 4 novembre 2009, de la constitution apostolique Anglicanorum cœtibus a jeté un certain trouble dans les milieux œcuméniques. Était-ce un retour à l’uniatisme, à une unité conçue comme le « retour » des autres chrétiens, individuellement ou en groupe, à sa propre Église – selon une méthode considérée comme une dépassée par la déclaration de Balamand (1993) ? Certes, le document propose une structure d’accueil permanente en direction de tout anglican désireux de rejoindre l’Église catholique. Cependant, il n’est pas le fruit d’un prosélytisme catholique, mais, avant tout, une réponse pastorale à une demande formulée par des groupes d’anglicans (d’où le titre du document) qui ne sont plus en communion avec leur propre Église. Était-ce, alors, un geste œcuménique, comme certains l’ont présenté ? Non plus, car l’œcuménisme, depuis sa naissance il y a un siècle, notamment en milieu anglican, se définit comme une démarche commune, à la fois spirituelle, théologique et pratique, de toutes les Églises en vue d’une unité à recevoir « telle que Dieu la veut, par les moyens qu’Il veut » – pour reprendre les termes de la prière de l’abbé Couturier.

S’agissait-il alors d’une résurgence de l’« unionisme », cette variante de l’uniatisme née à la fin du XIXe siècle, plus soucieuse de valoriser les traditions non latines et concevant l’unité catholique dans une diversité ? La question pourrait se poser, à la lumière des projets passés de rétablissement de l’unité entre anglicans et catholiques. Ceux-ci témoignent de deux approches divergentes. Tandis que certains, surtout parmi les catholiques anglais, envisageaient l’unité avant tout comme un mouvement de conversions individuelles au catholicisme latin, d’autres, héritiers du Mouvement tractarien, prônaient une union collective, une « Corporate Reunion » au Siège romain de l’Église anglicane avec toutes ses traditions spirituelles et canoniques. Favorable à cette dernière perspective, dom Lambert Beauduin proposa même, lors des Conversations de Malines (1921-1926), dans un célèbre rapport intitulé « L’Église anglicane unie, non absorbée », la constitution d’une sorte de « Patriarcat de Cantorbéry ». Celui-ci, la communion entière de foi étant assurée avec l’Église catholique, aurait conservé la totalité de ses usages particuliers légitimes. Ce projet, qui s’inspirait du type d’union réalisé par les Églises orientales catholiques, et appelait à ce que l’Église anglicane devînt « non latine, mais romaine », suscita à l’époque un vif mécontentement dans l’épiscopat catholique anglais, qui ne concevait la réunion avec Rome que par l’intégration pure et simple à l’Église latine… La forme d’union collective (corporately) proposée par la constitution apostolique Anglicanorum cœtibus pourrait sembler assez proche de la « Corporate Reunion » prônée par les unionistes. Mais si la forme est identique, l’intention est tout autre.

En réalité, la démarche de la constitution ne peut être considérée ni comme unioniste, ni comme œcuménique, car l’intention du texte n’est pas de promouvoir un modèle ecclésiologique d’unité, mais de poser un geste de sollicitude pastorale. De ce point de vue, il constitue certainement un progrès par rapport aux normes qui prévalaient jusqu’à présent pour les anglicans rejoignant l’Église catholique : la Disposition pastorale de 1980 prévoyait que les fidèles venant de l’anglicanisme seraient simplement membres du diocèse dans lequel ils auraient leur domicile, tout en faisant l’objet d’un soin pastoral particulier de l’Évêque diocésain. La constitution apostolique, qui considère ces fidèles comme membres d’un Ordinariat personnel, se veut plus respectueuse des éléments distinctifs du patrimoine spirituel anglican. Certes, l’intégration de l’Ordinariat dans la vie de l’Église catholique est assurée par des normes de foi et de discipline : adhésion au Catéchisme de l’Église catholique, appartenance des Ordinaires à leur Conférence épiscopale respective, réordination des ministres issus de l’anglicanisme sur le fondement de la bulle Apostolicæ curæ (1896) et exclusion d’un épiscopat marié… Cependant, la constitution accorde aux anciens anglicans la possibilité de continuer à vivre des aspects importants de leur tradition : célébration de la liturgie selon un rite propre, formation adaptée des séminaristes (avec possibilité de « maisons de formation »), possibilité pour les prêtres anglicans mariés et réordonnés de poursuivre leur ministère, faculté d’ériger des Instituts de vie consacrée et des Sociétés de vie apostolique… D’un point de vue ecclésiologique, le respect de la tradition synodale paraît particulièrement intéressant : le Conseil de direction de l’Ordinariat y aura un rôle déterminant, notamment pour la présentation de la terna de noms pour la nomination de l’Ordinaire.

Sur tous ces points, la constitution apostolique rend légitime une diversité de tradition non seulement dans l’Église catholique, mais au sein de l’Église latine. Cette reconnaissance résulte sans doute des progrès de l’œcuménisme et pourrait contribuer à son développement. C’est en ce sens qu’il faut comprendre et saluer le communiqué commun du 20 octobre 2009 des archevêques Rowan Williams et Vincent Nichols : « La constitution apostolique est une nouvelle reconnaissance que la foi, la doctrine et la spiritualité entre l’Église catholique et la tradition anglicane se recouvrent de façon substantielle. Sans les dialogues de ces quarante dernières années, cette reconnaissance n’aurait pas été possible, et on n’aurait pas pu nourrir les espoirs d’une unité pleine et visible. En ce sens, cette constitution apostolique est une conséquence du dialogue œcuménique entre l’Église catholique et la Communion anglicane ».

Ce geste de sollicitude pastorale posé par la constitution pourrait cependant avoir des conséquences œcuméniques plus problématiques. En renforçant le critère personnel au sein de l’Église, il constitue une fragilisation supplémentaire d’une ecclésiologie de l’Église locale, fondée sur le diocèse, qui nous est commune avec l’Orient. Il appelle donc, plus que jamais, une démarche véritablement œcuménique, associant l’ensemble des partenaires chrétiens.

Istina