Depuis l’annonce des décisions prises par le patriarcat œcuménique d’intervenir en Ukraine dans la perspective de l’octroi prochain de l’autocéphalie à l’Église orthodoxe dans ce pays, pour y mettre fin à l’existence de facto d’une pluralité de juridictions, les réactions se sont multipliées. Elles mettent en évidence la complexité d’une situation plaçant une nouvelle fois face à face les patriarcats de Constantinople et de Moscou.
Dans ce conflit, qui ne se réduit pas à des lectures divergentes de l’histoire et des canons, l’observateur extérieur pourra percevoir une illustration de la grande difficulté pour les Églises orthodoxes à s’accorder sur ce processus d’autocéphalie, mis de côté lors du concile réuni en Crète en juillet 2016. Sans doute estimera-t-il que la crise ukrainienne manifeste la récurrence des débats internes à l’orthodoxie sur « l’ethnophylétisme » et s’inquiétera-t-il des liens de l’Église avec la vie politique et l’identité culturelle des pays où elle est implantée. Il soulignera encore l’importance des controverses sur le rôle primatial du patriarche de Constantinople dans une Église, hantée non sans raisons par le spectre du « papisme », et l’actualité du récent document du groupe Saint-Irénée « Au service de la communion. Repenser les relations entre la primauté et la synodalité »[1].
Mais au-delà de ces lectures d’événements qui, en mettant à mal l’unité interne de l’orthodoxie, fragilisent la marche commune des Églises vers leur unité visible, l’observateur peut aussi considérer plus sereinement qu’ils manifestent un défi permanent : vivre l’Évangile dans notre monde, si marqué par la globalisation et les revendications identitaires, selon les divers niveaux de sa nécessaire contextualisation. Il remarquera alors que d’autres familles confessionnelles connaissent, à leur manière, cette difficulté d’articuler les dynamiques nationale, régionale et universelle.
La question est trop connue du côté catholique, marqué depuis tant de siècles par la centralisation romaine, pour s’y arrêter longuement. Après les débats sur le contrôle romain des traductions des livres liturgiques, celui plus récent sur l’adaptation en Allemagne des normes de l’hospitalité eucharistique a rappelé d’une autre manière cette difficulté, ne serait-ce qu’en soulignant les limites du statut des conférences nationales d’évêques dès lors que leurs initiatives pastorales affectent la doctrine : si le document allemand a fini par être « communiqué » pour inspirer des accompagnements pastoraux de couples interconfessionnels, les évêques demeurent libres d’en faire ou non usage, selon qu’ils privilégieront les situations personnelles concrètes dans le contexte allemand ou la signification de l’eucharistie par rapport à une unité dans la foi scellée au niveau universel.
La mise en place d’un dialogue officiel entre l’Église catholique à ce même niveau universel et la Communion d’Églises protestantes en Europe [CÉPE] montre aussi, il est vrai, le réalisme du Vatican face aux réalités régionales, ici la spécificité de cette partie importante, sur le plan historique et culturel, du protestantisme européen. Mais justement cette Communion d’Églises n’a-t-elle pas, aux yeux de certains, ses propres difficultés à articuler le national et le régional, si l’on considère par exemple la résistance de ses Églises membres à concrétiser institutionnellement leur « pleine communion », scellée par la Concorde de Leuenberg, par un abandon partiel de souveraineté nationale au profit d’une instance de décision européenne commune ? La récente assemblée de la CÉPE, réunie à Bâle du 13 au 18 septembre 2018, l’a encore montré à travers les débats sur le document « Être Église ensemble ».
D’une autre manière encore, la Déclaration de foi de l’Église protestante unie de France [ÉPUdF], présentée dans ce numéro, illustre la tension entre différents niveaux de réalisation de l’Église. Ce texte répond au souci de recentrer l’Église sur la mission : elle existe pour évangéliser, et la déclaration entend bien dire les convictions de l’ÉPUdF tant pour ceux qui les connaissent que pour ceux « du dehors » qui cherchent à donner un sens à leur vie dans ce pays. C’est pourquoi elle offre un texte moins soucieux de s’inscrire dans la longue durée et l’universalité d’une expression de foi doctrinale que dans la précarité d’une parole qui veut rejoindre la quête de sens de français d’aujourd’hui. Mais appelée à être utilisée dans le culte, dominical ou de reconnaissance de ministère, cette déclaration prend aussi de ce fait une valeur de référence doctrinale qui peut conduire à s’interroger sur la pertinence de cette prise de distance avec la Tradition, marquée par la résolution conciliaire des conflits trinitaires et christologiques des premiers siècles, ou avec les grandes affirmations de la Réforme européenne vite déclinées en plusieurs confessions de foi nationales dès ses débuts.
Ainsi notre dossier comme les documents réunis dans ce numéro illustrent, certes bien différemment, cette difficile question de la prise en compte dans la vie de foi de la culture d’un pays, d’un continent et du rapport aux origines et à l’universel. N’est-elle pas au cœur des débats œcuméniques depuis les débuts de Foi et Constitution ?
Istina
[1]. Voir : moehlerinstitut.de/pdf/texte/kommuniques/2018_graz_serving_communion.pdf.