Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, l’auteur montre comment les protestants français se sont penchés sur leur histoire dans un pays où, au sortir des persécutions, ils ne constituaient plus qu’une infime minorité de la population. Son analyse de l’historiographie protestante naissante montre en particulier comment une identité huguenote fut progressivement façonnée. Elle déploie en dix chapitres une série de jalons dont on observe la mise en place progressive de la fin du xviiie au début du xxe siècle.
Le premier chapitre se penche sur les débuts de cette mise à distance de l’histoire, à travers différentes figures, notamment celle d’Antoine Court, qui prolonge l’histoire d’Élie Benoist en collectant des documents et racontant les conséquences de la révocation de l’Édit de Nantes, celle de voyageurs qui viennent voir les lieux de la persécution, de peintres d’estampe qui immortalisent les assemblées huguenotes ou de romanciers, comme l’abbé Prévost ou Georges Fenouillot qui campent des victimes de l’intolérance religieuse. Puis vient l’analyse de l’œuvre de Napoléon Peyrat (1809-1841), dont l’Histoire des pasteurs du Désert (1841) supplante celle de Charles Coquerel.
Une étape importante, étudiée dans le troisième chapitre, est constituée par la création de la Société d’histoire du protestantisme français [SHPF] en 1852, de son bulletin, qui devient une douzaine d’années plus tard une véritable revue historique, et de sa bibliothèque, sans oublier les dix volumes de La France protestante des frères Haag au milieu du xixe siècle. Le travail de la SHPF est indissociable de celui de pasteurs historiens qui développent une histoire régionale et parfois la désacralise, comme Charles Bost pour celle des Camisards. Il est indissociable aussi de l’édition de mémoires de réfugiés huguenots, comme Jean Migault et Jacques Fontaine, d’abords publiés en traduction anglaise ou allemande et qui, avec le martyrologe de Jean Crispin, vont être diffusés parfois dans une concurrence d’éditeurs comme Fischbacher et la Société des livres religieux de Toulouse.
Avec le sixième chapitre, consacré aux rassemblements du Désert, le lecteur aborde un autre aspect de cette construction de l’identité protestante. Préfigurés par des cultes en plein air, puis les rassemblements d’Alès en 1856 et de Nîmes en 1859, ils se mettent en place à partir de 1875, année de composition de la Cévenole par Ruben Saillens. P. Cabanel traite aussi de « l’archéologie huguenote », avec la collecte d’objets comme les chaires portatives et les méreaux de communion, de la recherche de lieux disparus, d’expositions et de l’« invention » de la croix huguenote, avant de se pencher sur la création du musée du Désert, inauguré en 1911, et la préservation de maisons comme celle de Calvin à Noyon ou l’érection de statues, monuments et plaques commémoratives. Ce parcours s’achève avec la figure emblématique de Marie Durand et la promotion de la Tour de Constance comme lieu par excellence de la captivité huguenote.
Au fil des pages, un nom revient souvent, celui du grand historien Jules Michelet qui contribua à l’exhumation de ces lieux de mémoire. Une conjoncture est aussi mise en valeur, car l’auteur insiste sur deux facteurs qui favorisèrent cette construction de mémoire : la fracture entre protestants orthodoxes et libéraux, surmontée au moins une fois l’an au Désert, et la sécularisation qui gagne la société française. Enrichi d’un cahier central de 14 pages contenant une bonne trentaine d’illustrations principalement en couleurs, ce grand livre dépasse incontestablement son objet en jetant un éclairage, documenté avec précision, sur la construction de l’identité d’un groupe qui ne se définit plus seulement par les convictions religieuses de ses membres.
Michel Mallèvre
Patrick Cabanel, La fabrique des huguenots. Une minorité entre histoire et mémoire (xviiie–xxie siècle), Genève, Labor et Fides, 2022 ; 680 p. 34 €. ISBN : 978-2-8309-1771-0.
Recension publiée dans la revue Istina, 2022/3.