Ce n’est pas un livre, mais trois voire quatre, que le lecteur tient en main avec ce volumineux ouvrage d’Anne-Cathy Graber, fruit d’une thèse de doctorat soutenue en 2015 à l’université de Strasbourg, sur la « question mariale » dans les relations catholiques-protestantes.

On y trouve tout d’abord une étude solide de l’encyclique Redemptoris Mater du pape Jean-Paul II (1987). Y sont analysés « au plus près du texte » ses paragraphes 7 à 11 à propos de la grâce donnée en plénitude à Marie. Graber cherche à rendre compte des affirmations dogmatiques catholiques : Marie doit être située du côté des rachetés, elle bénéficie de la même grâce, qui est toutefois sans comparaison dans ses effets pour la mère de Jésus. La théologienne protestante s’en fait même l’avocate auprès de ses coreligionnaires : « par élection (sans aucune œuvre !) et de façon unique », Marie a été préservée du péché originel. L’Immaculée Conception pourrait donc être envisagée comme « une forme “extrême” de la justification », une « parfaite participation à l’humanité du Christ ».

Vient ensuite une lecture suivie des paragraphes 12 à 24 de l’encyclique papale où il est question de la réponse de Marie à ce don de la plénitude de grâce dans une coopération à l’œuvre divine. Ici Graber reconnaît que Jean-Paul II a donné « une ampleur nouvelle et une autorité plus grande » à l’affirmation de la médiation de Marie.

À elle seule, cette première section du livre (216 pages) méritait publication. Solidement ancrée dans l’exégèse biblique et l’histoire doctrinale de l’Église catholique jusqu’aux travaux récents en théologie mariale, cette étude est une passionnante lecture de la mariologie catholique par une théologienne protestante.

Mais l’ouvrage se poursuit par un deuxième volet non moins riche (100 pages). Il s’agit maintenant d’analyser le Commentaire du Magnificat de Martin Luther (1521). C’est avec le verset 1, 48 de l’Évangile de Luc que se manifeste le mieux la méfiance du réformateur à l’égard de toute œuvre humaine. Contestant la traduction habituelle – « Il a regardé l’humilité de sa servante, c’est pourquoi toutes les générations me diront bienheureuse » –, Luther estime qu’elle fait de la louange de Marie « une autoglorification et non plus une reconnaissance de l’œuvre de Dieu en elle » ; au terme humilité qui peut être compris comme une vertu et un mérite de Marie, il faut donc préférer le mot néant ou humiliation qui permet d’éviter toute valeur exemplaire. Nulle coopération en Marie : elle reçoit passivement les œuvres bonnes, elle est « l’atelier de Dieu », elle « subit » l’action de Dieu qui, seul, œuvre dans la créature.

Dans la troisième section du livre est ensuite proposée une lecture comparée des deux textes précédemment analysés indépendamment l’un de l’autre. Il s’agit maintenant d’identifier les divergences et convergences possibles concernant l’œuvre de Dieu en Marie. Pour éclaircir les débats, Graber a recours au texte du dialogue entre catholiques et luthériens aux États-Unis (1992). On y traite notamment de l’invocation de Marie et de sa mission d’intercession : pour les luthériens, une telle pratique détourne de l’unique médiation du Christ, seule suffisante ; pour la partie catholique en revanche, Marie peut être vue comme un instrument efficace du salut et de la grâce, une « médiation dérivée » de l’unique médiation du Christ, qui rend manifeste son efficience dans l’histoire.

En paraphrasant l’évaluation qu’elle fait du document étatsunien, on pourrait dire de l’ouvrage de Graber : « S’il ne donne pas de solution, il affine cependant à l’extrême le diagnostic de ce qui demeure séparateur. Il signale avec une grande clarté où se situent le défi et la question ultime que la recherche œcuménique doit affronter. »

Si une première génération d’œcuménistes a surtout étudié les textes d’accord dans lesquels leur Église était impliquée, la théologienne mennonite Anne-Cathy Graber est incontestablement une œcuméniste de deuxième génération en étudiant – avec la distance nécessaire pour le faire – comment deux familles ecclésiales qui ne sont pas la sienne traitent dans leur dialogue de la question mariale. Mais ce détour ne fait pas oublier à l’auteure le monde ecclésial qui est le sien, comme le montre la longue annexe (40 pages) présentant les dialogues entre catholiques et évangéliques au sujet de Marie. Qualifiant leurs résultats de « minimalistes », même si ces conversations théologiques ont favorisé la compréhension et le respect mutuels, Graber estime que des remèdes restent encore à trouver pour les lignes de fracture identifiées : un vaste chantier, pour lequel elle sera une cheville ouvrière incontournable.

En achevant la lecture de cette thèse roborative, on peut se demander si Graber n’a pas fait le plus difficile en choisissant Luther comme représentant de la théologie protestante. Son anthropologie maximalise en effet les affirmations négatives concernant l’être humain, refusant donc à Marie toute qualité personnelle. D’autres courants protestants, notamment dans l’anabaptisme, n’offriraient-ils pas une compréhension de la nature humaine moins noire, en se révélant ainsi de bien meilleurs « ponts » entre la théologie mariale catholique et la tradition protestante[1] ?

Franck Lemaître

Anne-Cathy Graber, Marie. Une lecture comparée de Redemptoris Mater (Jean-Paul II) et du Commentaire du Magnificat (Luther) à la lumière des dialogues œcuméniques. Préface d’André Birmelé, Paris, Éd. du Cerf (Coll. « Patrimoines »), 2017 ; 550 p. 39 €. ISBN : 978-2-204-11656-5.

Recension publiée dans la revue Istina, 2017/3.

[1] Cf. Denis Kennel, De l’Esprit au salut. Une anthropologie anabaptiste, Paris, Cerf (coll. « Patrimoines »), 2017.