La partition est la même ; seule la musique diffère. Il suffit d’entendre les premières mesures d’une sonate de Beethoven interprétée tantôt par Arthur Rubinstein, tantôt par Glenn Gould pour comprendre cela. Il en va à peu près de même dans le monde orthodoxe. Les Patriarcats de Constantinople et de Moscou, les Églises autocéphales de Grèce ou de Roumanie, pour ne citer que quelques unes des entités qui le composent, ont toutes en commun la tradition des Pères et des conciles œcuméniques du premier millénaire. Mais en même temps, chacune de ces entités a développé une interprétation originale de cette tradition au gré de son enracinement national et de son histoire propre. Certaines de ces interprétations sont mieux connues que d’autres, à force, sans doute, de rechercher l’éclat sonore. Toutefois, pour autant que ces entités soient vivantes, il n’est aucune de ces interprétations qui, si discrète soit-elle, puisse être tenue pour insignifiante du point de vue de l’identité orthodoxe. Celui qui veut saisir et contempler ce qu’il en est de l’essence de l’Orthodoxie doit tenir compte de toutes, car chacune de ces interprétations recèle d’irremplaçables éléments témoins touchant à la vérité qui habite cette unique Tradition. Le présent numéro d’Istina aimerait faire droit à l’une des interprétations les moins accessibles, les moins fréquemment entendues en tout cas, de la « partition » orthodoxe : celle dont l’Église autonome de Finlande est la dépositaire, tant pour en avoir hérité que pour avoir su la développer et l’enrichir.

On sait que l’Orthodoxie n’est pas seulement celle des grandes Églises majoritaires qui incarnent à plus d’un titre l’âme de leur nation. On a bien reconnu les voies originales nées dans les communautés de diaspora. On connaît mal encore celles d’une Église qui, pour être quantitativement marginale, n’en a pas moins décisivement contribué à forger l’identité d’une nation. On ignore à peu près tout d’une Église qui, si elle bénéficie du statut d’Église d’État sur un pied d’égalité avec l’Église luthérienne – celle de la grande majorité des citoyens en Finlande –, exerce à l’intérieur même du pays un pouvoir d’attraction spirituelle qui l’apparente aux communautés de la diaspora occidentale. Il faut sans doute mettre cette méconnaissance au compte de l’isolement géopolitique du pays et des difficultés de communication liées à la langue. En même temps, la méconnaissance dont nous parlons est loin d’être due à quelque manque d’originalité ; elle est bien plutôt, croyons-nous, le signe indéniable de l’originalité des voies empruntées par l’Orthodoxie en Finlande. C’est que l’Occident est surtout frappé par les manifestations de nationalisme associées aux pays de tradition orthodoxe. Or, ce qui fait l’originalité de l’Orthodoxie finlandaise est précisément l’absence de nationalisme, la consubstantielle impossibilité de « phylétisme » selon la précision de la terminologie orthodoxe.

Les racines de l’Orthodoxie finlandaise sont russes ; elles reflètent l’influence régionale de la principauté de Novgorod durant le haut Moyen Âge. Mais l’Orthodoxie de Carélie n’est devenue l’Orthodoxie finlandaise qu’en coupant délibérément, quoique plus ou moins douloureusement, le lien qui la rattachait institutionnellement et psychologiquement à ces racines. En passant sous la juridiction du Patriarcat de Constantinople après l’accession du pays à l’indépendance (cf. le Tomos de 1923, traduit ici), l’Église orthodoxe de Finlande a fait corps avec un État dont les valeurs étaient celles des sociétés démocratiques occidentales (cf. la Loi finlandaise sur la liberté de religion, également traduite ici). Paradoxalement, ce n’est donc pas en cultivant la particularité nationale, mais une dimension transnationale, soit du point de vue ecclésiastique (relations avec le Patriarcat œcuménique), soit du point de vue sociopolitique (relation avec l’État finlandais) que l’Église orthodoxe en Finlande a pu devenir une Église orthodoxe proprement finlandaise. Aussi bien, cette Église sait que sa survie est suspendue à sa capacité de produire une synthèse toujours nouvelle entre le fonds le plus essentiel, le plus universel de la tradition orthodoxe d’une part, et les développements les plus contemporains des valeurs occidentales d’autre part. Il en résulte une identité tout à fait singulière dans le monde orthodoxe, même si elle est encore difficilement perceptible ou audible hors de ce monde.

Le présent numéro d’Istina, réalisé en collaboration avec le Studium Catholicum d’Helsinki, n’a rien d’une introduction systématique à l’histoire et à la situation actuelle de l’Orthodoxie en Finlande. Il cherche à rendre quelque chose de l’originalité des voies de l’orthodoxie finlandaise à travers un petit nombre d’aperçus significatifs. Mis à part les documents officiels mentionnés plus haut, on y trouvera des réflexions relevant de disciplines variées. Teuvo Laitila décrit l’évolution des mentalités religieuses à un moment-clé de l’histoire contemporaine de la Finlande : celui de l’après-guerre. On ne saurait comprendre la configuration actuelle de l’Orthodoxie finlandaise sans tenir compte de ses démêlés encore récents avec la principale Église du pays, l’Église luthérienne. L’influence de l’Orthodoxie en Finlande ne s’arrête pas cependant aux portes de l’Église locale. D’un point de vue non plus historique, mais purement théologique cette fois, il nous a paru bon d’évoquer ici les avancées réalisées dans le cadre du dialogue officiel entre Luthériens finlandais et Orthodoxes russes. Comme l’explique Antoine Lévy, ces avancées sont en grande partie dues à la familiarité des luthériens finlandais avec la tradition orthodoxe, phénomène unique dans l’ensemble formé par les pays nordiques. C’est en étudiant une notion précise, celle de synergie, que l’auteur entend mettre en évidence l’intérêt de ce dialogue russo-finlandais. Enfin, d’un point de vue à la fois humain et spirituel, Jean-Philippe Sautré-Herzog rapporte et médite les paroles recueillies de la bouche d’un des grands artisans du renouveau orthodoxe finlandais, Mgr Johannes. L’actuel métropolite de Nicée présida, après Paul et avant le présent archevêque, Léo, aux destinées de l’Église orthodoxe de Finlande. On percevra, à travers ces propos d’iconologie à bâtons rompus, cette alliance entre l’amour de la tradition byzantine et une liberté d’esprit toute moderne qui continue aujourd’hui d’inspirer la vie de l’Église finlandaise. Nul doute : l’Orthodoxie véritable, c’est  aussi bien celle-là.

Istina