Éditorial 2024/1-4 : Évidemment ensemble
Le Dicastère romain pour la promotion de l’unité des chrétiens vient de rendre public un document intitulé L’évêque de Rome[1]. L’année 2025 sera en effet l’occasion de célébrer les trente ans de l’encyclique programmatique de Jean Paul II sur l’œcuménisme, Ut unum sint. Estimant nécessaire un ministère d’unité pour l’Église universelle, le pape proposait alors aux théologiens et responsables des autres Églises de réfléchir aux formes qu’il pourrait prendre[2]. « Évidemment ensemble », ajoutait-il ; ce qui, après des siècles de divisions, n’avait rien d’une évidence.
Apprentissages réceptifs
Ce qui est davantage évident, c’est que la question de l’unité chrétienne, au niveau mondial, régional ou local, nécessite encore et encore d’être pensée. En 2017, la Commission internationale anglicane – catholique (ARCIC III) avait fait des propositions stimulantes. Son document, dit d’Erfurt, était à ce jour resté sans version française. À la faveur d’un fascicule annuel plus volumineux, Istina peut enfin en proposer la traduction.
Ce texte d’accord anglican – catholique n’est du reste pas sans lien avec l’encyclique Ut unum sint, puisqu’il met en œuvre, avec efficacité, le « modèle d’unité » alors prôné par Jean Paul II, à savoir « l’échange des dons », aujourd’hui plus communément désigné comme « œcuménisme réceptif ». Ce processus implique « d’être prêts à discerner ce qui apparaît comme négligé ou insuffisamment développé dans notre propre tradition, mais aussi à se demander si ces aspects ne sont pas mieux développés dans l’autre tradition. Il requiert ensuite l’ouverture d’esprit nécessaire pour se demander comment les points forts ainsi repérés dans l’autre tradition pourraient, par un apprentissage réceptif, contribuer au développement et à l’enrichissement de cette dimension de la vie ecclésiale dans notre propre tradition[3]. »
Cette méthode, qui conjugue autocritique ecclésiale et reconnaissance des dons chez l’autre, fait l’objet de nombreux commentaires, enthousiastes ou plus critiques. On en lira certains dans ce fascicule. Peut-on, par exemple, isoler les dons repérés dans une autre famille ecclésiale ? Comme au sein d’une communauté religieuse pluriconfessionnelle, ne faut-il pas voir le frère comme un tout, et donc « recevoir son don pour tout ce qu’il est, et non seulement pour ce qui me manque et que je trouve en lui[4] ? ». Les dons d’autres Églises ne sont pas des trésors isolés qu’on pourrait simplement intégrer chez soi[5], mais des ensembles systémiques, où tout se tient.
Dans son dernier livre qui traite de la catholicité de l’Église, et donc de l’unité chrétienne, le Groupe des Dombes[6] avance un autre point. Dans chaque Église, on peut repérer un domaine important qui « s’identifie à la fidélité évangélique la plus profonde de cette Église, par rapport à laquelle elle se sent liée en conscience, et ce pourrait être son service pour les autres Églises au nom de la vérité de l’Évangile ». Mais, remarquent les dombistes, « si toutes les autres Églises critiquent ce point d’une manière convergente, l’Église concernée doit s’interroger pour savoir s’il n’y aurait pas quelque chose à convertir en ce domaine[7] ». Autrement dit : un point fort considéré comme un don peut aussi être un point faible qui appelle à la « conversion ».
Unions conjugales et unité chrétienne
Le document de l’ARCIC montre bien que les questions d’unité soulevées par le dialogue entre anglicans et catholiques se posent aussi pour la communion interne des deux familles ecclésiales. Pourtant connue pour son élasticité (sa fameuse « comprehensiveness »), la Communion anglicane reste marquée par de sérieuses tensions. Dans ce fascicule, une théologienne anglicane[8] explore un avenir possible pour l’anglicanisme, qui prend en compte son implantation à travers le monde, et les séquelles d’une histoire marquée par le colonialisme. Lorsque l’unité chrétienne a été blessée, elle doit aussi être pansée.
Les facteurs éthiques et ecclésiologiques qui rendent difficile l’unité interne de la Communion anglicane se retrouvent ailleurs. En raison des problèmes soulevés par les bénédictions de couples de même sexe, l’Église méthodiste unie de Côte d’Ivoire a décidé en mai 2024 – « par motif de conscience devant Dieu et devant sa Parole » – de quitter cette dénomination suite aux orientations prises quelques semaines plus tôt par sa Conférence générale réunie aux États-Unis.
Sur ces mêmes situations conjugales « irrégulières » – homogamie ou polygamie, simultanée ou successive[9] –, l’Église catholique connaît elle aussi des soubresauts. À ce jour, son choix pastoral de bénir ces couples n’a pas généré de déclarations fracassantes des responsables d’autres Églises, en France notamment. C’est le signe clair de relations apaisées[10]. Il a pourtant semblé intéressant de solliciter une théologienne évangélique[11] pour analyser la déclaration Fiducia supplicans du Dicastère pour la doctrine de la foi.
Géographie et œcuménisme
Ce document romain est également commenté ici par un théologien catholique originaire de l’Afrique[12]. Car désormais pour l’unité ecclésiale à l’échelle mondiale, les différences géographiques jouent un rôle sans doute aussi important que les divergences confessionnelles, un catholique français pouvant se sentir plus proche d’un protestant allemand ou d’un anglican britannique que d’un catholique congolais. Au traditionnel clivage longitudinal Orient / Occident, il faut ajouter aujourd’hui des divergences latitudinales entre le Sud de la planète [Global South] et le Nord. En 2002, Philip Jenkins (The Next Christendom[13]) émettait l’idée d’un basculement du centre de gravité du christianisme de l’hémisphère nord vers le sud. Cette thèse semble aujourd’hui datée. Avec le poids démographique grandissant du christianisme sur d’autres continents (Afrique, Amérique du Sud, Asie), il est préférable de parler d’une polycentricité, c’est-à-dire d’une multiplicité de centres, la culture particulière des peuples, leur humus humain, devant être pris davantage en compte.
Ce géo-œcuménisme[14], c’est-à-dire cette manière géographique de penser l’unité chrétienne doit être poursuivi. Alors qu’en 2006 le pape Benoît XVI supprimait de l’Annuaire pontifical son titre de « patriarche d’Occident », dans l’édition 2024 cette mention réapparaît, mais uniquement parmi les « titres historiques » attribués à l’évêque de Rome. Il faut en effet une compréhension très souple du mot « Occident » pour qu’il puisse désigner aujourd’hui toutes les Églises locales latines à travers le monde placées sous la juridiction du pontife romain.
C’est une difficulté terminologique analogue qui est soulevée par la règle du mono-épiscopat décidée par le concile de Nicée. S’il faut « un [seul] évêque par ville », quelle acception donner à ce mot « ville » dans le cadre démographique du xxie siècle, qui n’a plus grand-chose à voir avec celui des pères nicéens ? L’année 2025, 17e centenaire du concile, pourrait être l’occasion de reprendre la discussion[15].
Unité et confession de foi
L’anniversaire de la confession œcuménique de la foi apostolique formulée à Nicée, « reçue » par l’Orient et l’Occident avant les divisions, donnera l’occasion d’une conférence mondiale de Foi et Constitution, l’instance doctrinale du Conseil œcuménique des Églises à laquelle contribue également l’Église catholique. Celle-ci se tiendra dans un monastère copte en Égypte.
Mais la confession de foi suprême, on l’oublie trop souvent, c’est celle des martyrs ; jusqu’à aujourd’hui. De ce point de vue, on peut se réjouir que dans le martyrologe de l’Église catholique soient désormais inscrits les martyrs coptes assassinés en 2015 en Libye, c’est-à-dire des chrétiens appartenant à une Église qui n’est pas en pleine communion avec Rome. Manière d’affirmer que le martyre, et lui seul à ce jour, établit assurément une communion parfaite par-delà les divisions ecclésiales.
2025 marquera aussi l’anniversaire de la Réforme à Zurich[16], autrement dit les 500 ans de l’anabaptisme, dont sont héritières de nombreuses Églises membres du Conseil national des évangéliques de France [CNÉF]. On l’oublie parfois, la naissance de cette instance en 2010 a été un acte important d’unité ecclésiale pour la France, entre courants évangéliques, charismatiques et pentecôtistes qui n’étaient pas si proches. Une décennie après sa création, le CNÉF vient de préciser dans un document de référence ce qui unit théologiquement ses membres : une compréhension partagée de la mission[17]. Avec un calendrier analogue, l’Église protestante unie de France n’avait publié sa déclaration de foi que quatre ans après sa naissance[18]. Dans les deux cas, cette chronologie particulière pour l’unité chrétienne peut étonner d’autres familles ecclésiales : c’est en aval, à la faveur d’une vie déjà commune, qu’est élaborée la formulation de ce qui lie ; et non pas en amont, dans un accord doctrinal préalable à l’union.
Autre signe des convergences actuelles sur l’œcuménisme réceptif, on relèvera dans ce document missiologique du CNÉF que la rencontre avec d’autres chrétiens est considérée positivement comme permettant « de découvrir de nouvelles richesses de l’Évangile qui auraient pu nous échapper jusque-là[19] ».
2025 sera encore l’occasion de célébrer le centième anniversaire de la conférence de Stockholm qui, sous l’impulsion de l’archevêque luthérien suédois Nathan Söderblom, estimait que l’unité chrétienne est aussi affaire de « christianisme pratique », c’est-à-dire de combats communs sur des questions socio-politiques. Depuis un siècle, la lutte contre tout ce qui opprime les habitants de la planète a permis de conjuguer les forces vives des Églises. Parce qu’une orthopraxie évangélique – des gestes, des engagements existentiels – constitue aussi une confession de foi.
De nouveaux pas
Pendant les célébrations de la Semaine de prière pour l’unité chrétienne 2024, les participants ont été invités à méditer la parabole du Bon Samaritain, proposée par Jésus en réponse à une interrogation : « Qui est mon prochain ? » (Lc 10,29). Sans doute faut-il toujours élargir cette réflexion sur la « prochaineté » au-delà des barrières confessionnelles, géographiques, sociales, raciales. Le christianisme pratique au sein du mouvement œcuménique l’a fait, en montrant que toutes les créatures, et pas seulement le genre humain, devaient être objets d’attention et de soin. Aujourd’hui, alors que nos vies humaines – celles des personnes en situation de dépendance en raison du handicap ou de l’âge notamment – seront de plus en plus assistées de robots humanoïdes auto-apprenants (avec des muscles, de la peau, etc.), quelle attitude adopter à l’égard de ces nouveaux compagnons de vie dotés d’intelligence ? À juste titre, des théologiens plus jeunes s’interrogent et nous aident à repérer quelques impensés[20].
Comment des Églises qui ne forment pas encore une seule Église aujourd’hui, même imparfaitement, peuvent-elles « marcher ensemble », pour reprendre le titre du document anglican – catholique ? Cette métaphore du chemin et du pèlerinage commun suggère tout un champ lexical – des détours, des impasses, des raccourcis. Assurément les « compagnons de route » [sunodoi], pour reprendre le vocabulaire d’Ignace d’Antioche[21], doivent apprendre à « faire les pas supplémentaires » (Mt 5,41), et à ajuster leurs idiorythmies ecclésiales : pour certains, ralentir ; pour d’autres, presser le pas.
Les questions de communion ecclésiale, à tous les échelons, sont toujours à reprendre[22]. Et c’est bien la vocation d’une revue comme Istina – qui fête son 70e anniversaire – d’y contribuer, en suscitant la réflexion des chrétiens[23] : encore et encore penser l’unité chrétienne. Évidemment ensemble.
Franck P. Lemaître
[1] The Bishop of Rome. Primacy and Synodality in the Ecumenical Dialogues and in the Responses to the Encyclical Ut Unum Sint. A Study Document of the Dicastery for Promoting Christian Unity, Rome, Libreria Editrice Vaticana (coll. « Collana Ut Unum Sint », 7), 2024. Une version française est disponible sur le site www.christianunity.va.
[2] Parmi les réponses récentes à cette invitation, le document de la Commission mixte internationale pour le dialogue théologique entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe, Synodalité et primauté au deuxième millénaire et aujourd’hui (2023), ci-après en traduction française. Sur ce thème, Istina (2019/4) avait déjà publié en français le document du Groupe Saint-Irénée, Au service de la communion : primauté et synodalité, dont la périodisation en cinq phases semblait plus convaincante que la lecture de l’histoire en deux parties qu’offrent les documents de Chieti (premier millénaire) et d’Alexandrie (deuxième millénaire).
[3] Commission internationale anglicane – catholique (ARCIC III), Marcher ensemble sur le chemin. Apprendre à être l’Église – locale, régionale et universelle, Erfurt, 2017, no 18.
[4] Cf. l’article « Pour un œcuménisme spirituel narratif. L’exemple des communautés monastiques interconfessionnelles » de Matthias Wirz.
[5] Cette perspective fragmentaire était déjà celle du pape Pie XI propos des « vénérables chrétientés orientales » : « Sait-on tout ce qu’il y a de précieux, de bon et de chrétien dans ces fragments de l’antique vérité catholique ? Les parties séparées d’une roche aurifère sont aurifères elles aussi. » (Allocution aux membres de la Fédération universitaire catholique italienne, 10 janvier 1927).
[6] Groupe des Dombes, « De toutes les nations… ». Pour la catholicité des Églises, Paris, Cerf (coll. « Patrimoines »), 2023. Ce livre est recensé dans ce fascicule.
[7] « De toutes les nations… », no 520.
[8] Kwok Pui Lan, Un avenir postcolonial pour l’anglicanisme.
[9] On lira ci-après le document de la Consultation théologique entre orthodoxes et catholiques d’Amérique du Nord recommandant que des catholiques divorcés contractant un nouveau mariage mixte avec un chrétien orthodoxe puissent recevoir l’eucharistie dans l’Église catholique.
[10] On pourrait rappeler qu’en 2015, après le synode national de l’Église protestante unie de France (à Sète) autorisant la bénédiction des couples homosexuels, le Conseil pour l’unité des chrétiens de la Conférence épiscopale catholique, alors conduit par Mgr Vincent Jordy, n’avait pas fait un casus belli de cette décision. Avec le recul, on mesure toute la sagesse de cette attitude tempérée.
[11] Voir dans ce fascicule l’article de Marjorie Legendre.
[12] Voir ci-après l’article « Fiducia supplicans en Afrique. Entre émotion nègre, raison doctrinale et avenir de la théologie » de Léonard A. Katchekpele.
[13] Philip Jenkins, The Next Christendom. The Coming of Global Christianity, Oxford University Press, 2011(3).
[14] Pour cette approche géo-ecclésiale, on renvoie aux travaux de Philippe Blaudeau, Alexandrie et Constantinople (451-491). De l’histoire à la géo-ecclésiologie, Rome, École française de Rome (coll. « Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome », 327), 2006.
[15] Cf. l’article d’Ihor Rantsya ci-après.
[16] En mai 2025, la Conférence mennonite mondiale organisera une commémoration du cinquième centenaire de l’anabaptisme « dans la ville où le mouvement a commencé » (www.mwc-cmm.org/fr).
[17] Ce document est analysé ci-après par une théologienne catholique, Marie-Hélène Robert.
[18] Cf. « Un outil pour une Église en mission. Regards sur la Déclaration de foi de l’Église protestante unie de France », fascicule d’Istina, 2018/4.
[19] « Ensemble en mission », article 7.
[20] Cf. ci-après l’article d’Ezekiel Takam.
[21] « Ignace aux Éphésiens », in Ignace d’Antioche & Polycarpe de Smyrne, Lettres, Paris, Cerf (coll. « Sources chrétiennes », 10bis), 1998(4), IX,2, p. 67.
[22] Pour une réflexion plus historique, on renvoie à l’article de Chahé Ananyan sur un pionnier : saint Nersés le Gracieux.
[23] Ce numéro a bénéficié des réflexions d’une Journée d’observation des évolutions du mouvement œcuménique organisée au centre d’études œcuméniques Istina en mai 2022.