La première partie du livre de F. Kaouès, chercheure à l’École pratique des hautes études, s’appuie sur la thèse de doctorat qu’elle a consacrée au protestantisme évangélique au Moyen-Orient ; elle y retrace « l’aventure missionnaire évangélique » dans trois pays : le Liban, l’Algérie et l’Égypte. Dans ce chapitre historique, l’adjectif « évangélique », calqué sur l’allemand « evangelisch », a le plus souvent le sens de « protestant », puisque sont surtout présentées les missions françaises à l’initiative d’Églises luthériennes ou réformées. Dans une perspective strictement comptable (peu de musulmans convertis), l’auteure qualifie ces premières entreprises missionnaires d’« échecs retentissants ».
Par contraste, elle souligne dans une deuxième partie les « succès actuels des conversions » au Moyen-Orient, dans des Églises évangéliques (au sens strict, cette fois) ou pentecôtistes. Chiffres à l’appui – 70 000 protestants au Liban, 80 000 en Algérie, 750 000 en Égypte –, Kaouès reconnaît toutefois que ces effectifs restent « modestes, rapportés à la population totale de ces pays ». Dès lors, le sous-titre de l’ouvrage – « L’offensive évangélique » – n’est-il pas un peu grandiloquent ?
Intitulée « Parcours de convertis », la troisième partie du livre – la plus originale – a été rédigée à partir d’entretiens avec des musulmans devenus chrétiens. Il y est souvent question de la réaction de leurs familles, qui manifestent incompréhension ou désapprobation. Mais comme l’indique Olivier Roy dans sa préface, il y a un « décalage considérable entre les faits et les représentations », telles qu’elles sont véhiculées par les médias : des milliers de ces chrétiens issus de l’islam vivent en effet sans protection policière et « ne cherchent ni à fuir ni à cacher leur nouvelle religion ».
On sait gré à la chercheure d’avoir respecté la singularité de ces parcours de conversion, sans vouloir trop vite les « caractériser de façon unifiante ». Beaucoup sont du reste « sinueux, marqués par des ruptures, des doutes, parfois des retours en arrière ». En revanche, il semble clair que les a priori de la sociologue ont parfois entravé sa compréhension de ces itinéraires de vie[1]. Certes, pour des femmes musulmanes, la conversion au christianisme peut être gage d’« émancipation ». Mais, s’étonne Kaouès, comment expliquer qu’une mère prenne le risque, en raison de sa conversion, de perdre la garde de ses enfants ? Comment comprendre qu’une femme abandonne son milieu d’origine pour rejoindre des protestants évangéliques qui « sont eux-mêmes plutôt conservateurs sur le plan des mœurs, parfois plus encore que les musulmans qu’elle a fréquentés jusque-là » ? Si le christianisme évangélique ne constitue pas « une offre religieuse plus “progressiste” que l’islam traditionnel », pourquoi ces conversions ? On voit ici toute la limite d’explications trop exclusivement « sociales » données aux conversions, lorsque ne sont pas également prises en compte des motivations spirituelles.
D’un point de vue confessionnel, l’ouvrage relativise le succès des entreprises missionnaires évangéliques dans le monde arabe. Kaouès fait ainsi remarquer qu’elles ont surtout conduit à la « conversion » de chrétiens orientaux au protestantisme (80 % des évangéliques / pentecôtistes égyptiens ou libanais seraient en fait issus des Églises orientales, qui sont par conséquent affaiblies par ces démarches prosélytes). Elle relève aussi qu’en Kabylie les missions évangéliques actuelles bénéficient du travail pionnier des Pères blancs qui, en créant hôpitaux et orphelinats, ont permis aux populations musulmanes locales de se familiariser avec la culture chrétienne, et ainsi d’« adoucir la rupture induite par la conversion ».
Enfin l’ouvrage permet de comprendre que la relation entre les convertis arabes et leurs coreligionnaires d’autres continents ne sont pas toujours simples : c’est notamment le cas à propos du sionisme chrétien prôné par des évangéliques nord-américains, le soutien théologiquement justifié à l’État d’Israël étant bien sûr inaudible pour des convertis libanais.
Franck P. Lemaître
Fatiha Kaouès, Convertir le monde arabe. L’offensive évangélique, Paris, CNRS Éditions, 2018 ; 240 p. 25 €. ISBN : 978-2-271-11604-8.
Recension publiée dans la revue Istina, 2018/4.
[1]. On relèvera aussi le manque de familiarité avec la culture théologique francophone : pourquoi, par exemple, parler de « salvation » au lieu de salut ? et pourquoi systématiquement qualifier le livre biblique de l’Apocalypse de « Révélation » ?