La dernière édition de l’Annuario Pontificio, sortie des presses du Vatican au tout début de mars 2006, ne désigne plus l’évêque de Rome comme patriarche d’Occident, tout en lui conservant ses autres titres coutumiers. Cette suppression a créé la surprise en Occident, car le titre de patriarche ne faisait l’objet d’aucun débat dans l’Église latine. Elle a suscité l’inquiétude dans les Églises orthodoxes, qui s’apprêtent à renouer avec Rome un dialogue théologique en sommeil depuis treize ans, car, cette fois, il s’est donné comme objet la primauté dans l’Église.

C’est ainsi que, dès le 6 mars, l’évêque Hilarion, représentant du patriarcat de Moscou auprès des Institutions européennes à Bruxelles, a interpellé sur ce point le Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens. De même, le Saint Synode de Constantinople a pris officiellement position le 8 juin sur cette suppression, bien après le Communiqué explicatif du 22 mars du Conseil pontifical. Il exprime d’expresses réserves sur un abandon qui ne lui semble pas faciliter le traitement du thème retenu par la Commission internationale de dialogue pour sa session de septembre 2006. Les patriarcats de Moscou et de Constantinople, ce dernier de manière très officielle, ont donc fait savoir que les explications romaines ne les satisfaisaient pas.

Chez tous, cette suppression a nourri la perplexité car elle intervient dans le contexte de la reprise du dialogue théologique entre les deux Églises, perplexité accrue du fait que, jusqu’à ce jour, Benoît XVI, dont on connaît la grande sensibilité à l’égard de l’Église orthodoxe, n’en a donné, lui-même, aucune explication directe ou indirecte. En tant que théologien, le pape actuel s’était, en effet, exprimé sur le point en question avec un vocabulaire et des perspectives dont on ne trouve pas d’échos dans les termes du Communiqué du Conseil pontifical. De façon embarrassée, ce Communiqué parle d’un titre « devenu obsolète avec l’évolution de l’histoire », ajoutant paradoxalement, sans développer l’idée, que « la renonciation à une [telle] prétention pourrait être utile au dialogue œcuménique », alors même que les orthodoxes y ont vu une initiative malheureuse.

Un éditorial d’Istina s’adresse à tous ceux qui ont besoin de connaître les positions des autres chrétiens et, plus particulièrement à ceux qui, par devoir d’état, exercent des responsabilités dans la promotion du dialogue œcuménique. Pensé en fonction de personnes capables d’en juger par elles-mêmes, un éditorial se doit de leur fournir des éléments de réflexion, sur le fond et sur le long terme, notamment lorsqu’un incident, largement médiatisé, crée un sentiment de malaise, comme c’est le cas avec la dernière édition de l’Annuario Pontificio. Lorsque l’on ne dispose pas d’informations privilégiées, et que les motivations d’une décision demeurent peu claires, tel est le service que l’on peut rendre. Il suppose que l’on s’abstienne de tout jugement hâtif, à chaud, surtout quand cette décision risque d’être perçue négativement et qu’il convient d’en rechercher une lecture positive.

Une suppression qui peut avoir de multiples motivations partielles.

Un titre sans contenu canonique dans le droit latin.

Si l’on se plaçait uniquement au point de vue du droit canonique de l’Église latine, la suppression du titre de patriarche d’Occident serait parfaitement justifiée. Le Code de 1983, pas plus que celui de 1917, ne fait pas la moindre mention du titre patriarcal de l’évêque de Rome, pour la bonne raison que, dans le droit latin actuel, ce titre n’a strictement aucune incidence juridique. Vide de tout contenu, n’était-il pas logique de le supprimer ?

Un titre qui exprime inadéquatement son sens initial.

Une deuxième considération, évoquée par le Communiqué du Conseil pontifical, aurait joué en faveur de la suppression du titre. À l’origine, et durant la majeure partie de son histoire, le patriarcat d’Occident recouvrait l’Europe occidentale. Aujourd’hui, au début du IIIe millénaire, il s’étend au monde entier, dans des continents bien étrangers à la culture occidentale ; canoniquement aussi, il entend exercer sa juridiction même au cœur des autres patriarcats traditionnels, comme le montre la reviviscence du patriarcat latin de Jérusalem en 1847. Bref, on use d’un langage bien équivoque en qualifiant de patriarcat d’Occident l’espace juridictionnel actuel de l’Église latine. Dès lors, si l’on ne supprimait pas ce titre, il apparaîtrait au moins judicieux de le redimensionner, en créant, éventuellement, de nouveaux patriarcats dans d’autres continents, l’évêque de Rome devenant de façon plus pertinente le « patriarche d’Europe occidentale ».

Une suppression qui est peut-être liée aux évolutions récemment promues par la Curie romaine.

Cependant le titre n’ayant pas été révisé mais supprimé, il n’est peut-être pas incongru, quoique assez hypothétique, d’invoquer une troisième considération, dont l’occasion est fournie par l’unique plaidoyer demandant cette suppression, à savoir le petit livre d’A. Garuti, paru il y a une quinzaine d’années  [1], bien qu’il n’ait pas retenu l’attention des spécialistes pour des raisons que relève la recension du lovaniste A. de Halleux [2]. La dernière phrase du livre d’ A. Garuti disait :

« Aujourd’hui encore, dans l’Annuario Pontificio, parmi les différents titres du pape figure celui de patriarche d’Occident. Au terme de cette recherche on peut se demander s’il ne serait pas opportun qu’il n’y figure plus ».

Ce qu’il motivait comme suit :

« Du point de vue doctrinal, le titre et le rôle de patriarche d’Occident sont dépourvus de fondement [à moins d’] une accentuation exagérée de l’aspect local de l’Église au détriment de sa dimension universelle […]. La distinction entre les rôles de pape et de patriarche est impossible à la lumière de Vatican I et Vatican II ; on n’en voit d’ailleurs pas la nécessité »  [3].

Au moment de la suppression du titre, sa position est bien connue [4]. On constate d’ailleurs qu’elle est en harmonie avec la politique curiale, menée entre 1993 et 2003, pour assurer, au plan disciplinaire, la priorité ontologique et chronologique de l’Église universelle sur les Églises particulières, conformément à l’enseignement de l’Instruction Communionis notio [5]. La suppression du titre de patriarche serait-elle donc l’aboutissement ultime d’une suite de mesures ou de déclarations qui ont établi, notamment, que les conférences épiscopales émanaient de la primauté [6], que l’Église orthodoxe ne peut être considérée comme une Église sœur de l’Église catholique [7] ? Selon une mentalité que l’on rencontre parfois, il ne serait pas illogique de le penser : c’est ainsi que le P. Ivan Žužek  [8] s’était rallié à A. Garuti pour penser que le pape ne pouvait être patriarche car, iure divino, il avait déjà, dans sa plenitudo potestatis primatiale, tous les pouvoirs patriarcaux [9]  que, selon Vatican II, il concède ou reconnaît aux patriarches [10]. Cela noté, et qui ne saurait qu’inquiéter les orthodoxes qui connaissent l’existence d’une telle mentalité, rien, pour le moment, ne permet de penser que cette suppression – qui semble correspondre à une évolution interne à l’Église latine développée durant la fin du pontificat de Jean-Paul II – soit, en revanche, consciemment l’expression de l’orientation œcuménique du nouveau pontificat. Le Communiqué du Conseil Pontifical donne de fermes assurances à ce sujet, en affirmant, d’une part, qu’« abandonner le titre de « patriarche d’Occident » ne change rien à la reconnaissance, si solennellement déclarée par Vatican II des anciennes Églises patriarcales (LG 23) » et, d’autre part, que « cette suppression veut encore moins dire qu’elle sous-entend de nouvelles revendications ».

Un incident de parcours, et non un changement d’orientation ecclésiologique de la part de l’Église catholique.

Un incident de parcours ?

Il faut bien le constater, en supprimant un des titres du pape, et en conservant tous les autres en l’état, il était inévitable que les éditeurs de l’Annuario Pontificio suscitent les alarmes de l’Église orthodoxe, surtout en l’absence de toute information sur la portée de cette suppression ; ne parlons pas d’une information directe qui leur eût été transmise. C’est la preuve, une fois encore, que l’œcuménisme ne se cantonne plus à la gestion des relations extérieures mais qu’il est heureusement devenu une dimension de la vie de chaque Église.

Un incident géré de façon positive du côté orthodoxe.

Les deux patriarcats qui, pour des raisons différentes, sont actuellement les patriarcats majeurs et moteurs au sein de l’Église orthodoxe, ont commenté l’incident d’une manière que l’on peut considérer comme réellement positive. Tout deux ont clairement exprimé que dans la chrétienté réunie, l’Église de Rome reprendrait la place qui est naturellement la sienne, la première. Tous deux se sont également exprimés positivement sur la territorialité de l’organisation de la communion ecclésiale. De façon moins claire, mais équivalemment, ils ont reconnu qu’en Occident l’Église locale était l’Église catholique. Ceci est important quand certains cercles d’orthodoxes occidentaux verraient l’Église locale naître avant tout à partir de leurs propres ressources.

Tout ceci inaugure au mieux de la reprise du dialogue théologique international qui reprend en septembre prochain, même si l’on ne prévoit pas qu’il puisse aboutir à une conclusion rapide. Autre trait réjouissant : l’incident n’a pas donné lieu à des expressions polémiques, comme c’eût été le cas en d’autres temps.

Ce que les catholiques peuvent apprendre de l’incident.

La réflexion sur les différents titres actuels de l’évêque de Rome a déjà été bien commencée par les théologiens. Istina y a contribué, pour sa part, en publiant une monographie du P. Congar, qui a fait date : « Le pape, patriarche d’Occident. Approche d’une réalité trop négligée » [11]. Ce dernier avait déjà publié auparavant une monographie, historiquement nourrie : « Titres donnés au pape » [12]. La suppression du titre de patriarche n’avait probablement pas en elle-même d’intention œcuménique, comme on a essayé de le montrer ; en revanche le fait de toucher à cette liste pourrait en avoir une, car cet acte dit en lui-même que ces titres ne sont pas tous frappés dans le marbre : ils peuvent êtres soumis à réexamen [13].

La constitution dogmatique Lumen Gentium 27 autoriserait, par exemple, l’examen du titre de Vicaire du Christ pour le pape, objet d’incompréhension pour les orthodoxes, puisque Vatican II enseigne que les évêques « vicaires et légats du Christ […] ne doivent pas être considérés comme les vicaires des Pontifes romains ». C’est évidemment la Commission internationale de dialogue entre nos deux Églises qui sera à même de faire les suggestions les plus pertinentes à ce sujet.

Au fond l’incident est né du fait que les Églises orthodoxes ont cru déceler que l’Église romaine se comportait de façon unilatérale à leur égard. L’intention des rédacteurs était sans doute immédiatement tout autre (supprimer un titre vide de contenu canonique, ne convenant plus en un temps où l’Occident s’étend au monde entier), comme on l’a suggéré. Mais la matière s’est révélée délicate, car le titre de patriarche d’Occident n’appartient pas à l’évêque de Rome. C’est un titre qui lui fut reconnu par Nicée, le premier des conciles œcuméniques, – il est dommage que le Communiqué du conseil pontifical ne le reconnaisse pas en se concentrant sur Constantinople I et Chalcédoine. L’affaire est pourtant d’importance : il s’agit de savoir si les conciles œcuméniques représentent toujours pour nos deux Églises de réels critères dans nos conversations. Cela demande d’élargir notre horizon latin de la communion de l’Église (au singulier) à la communion des Églises (au pluriel), selon la requête du Décret sur l’œcuménisme 14 [14], reprise par Jean-Paul II dans Ut unum sint 95, où il souligne, initialement à l’adresse du patriarche de Constantinople, que c’est « évidemment ensemble » [15] que l’on cherchera les formes acceptables du ministère d’unité.

La Commission internationale de dialogue théologique entre nos deux Églises se réunira fin septembre en Serbie. L’incident, que nous avons appelé de parcours, ne sera sans doute pas finalement un incident malheureux car il devrait permettre aux partenaires catholiques d’être véritablement attentifs aux conditions de ce dialogue, tel que Vatican II a su le baliser, un dialogue devenu plus prometteur que jamais avec l’élection de Benoît XVI, un pape qui connaît et aime l’Église orthodoxe.

Istina

[1] Il papa patriarca d’Occidente ? Studio storico dottrinale. Bologne, Ed. Francescane 1990, recueil de cinq articles publiés par lui sur le sujet entre 1985 et 1990, dans Antonianum, revue de l’athénée romain du même nom dirigé par les franciscains.

[2] Dans la Revue théologique de Louvain 23 (1992), p. 208-211, celui-ci constate, entre autres choses, que l’histoire ancienne de l’Eglise y est lue dans des cadres conceptuels émanant de Vatican I.

[3] Page conclusive de l’ouvrage.

[4] Leur Auteur est, en effet, capo ufficio à la Congrégation pour la doctrine de la Foi jusqu’en 2003, quand il la quitte pour se consacrer à l’enseignement universitaire.

[5] Communionis notio n. 9, AAS 85, 1993, 843.

[6] Apostolos suos n. 13, prenant appui sur Communionis notio nn. 12 et 13 ; AAS 90, 1998, 650.

[7] Note de la SCDF sur l’expression « Église-sœur », La Documentation catholique 97, 2000, 823-825 (elle n’a pas été publiée aux AAS).

[8] Il fut à la fois secrétaire de la Commission de rédaction du Code des canons des Églises orientales et sous-secrétaire du Conseil pontifical pour l’interprétation des textes législatifs.

[9] Cf. « Incidenza del « Codex Canonum Ecclesiarum orientalium » nella storia moderna della Chiesa universale », dans Ius in vita et in missione Ecclesiae. Acta symposii internationalis Iuris canonici. Libreria Editrice Vaticana 1994, pp.716-717.

[10] Cf. Orientalium ecclesiarum 11 : « l’institution de nouveaux patriarcats est réservée au concile œcuménique ou au Pontife romain ».

[11] Istina 28 (1983), pp. 374-390 ; repris dans Cal Y. Congar, Église et papauté. Regards historiques (Cogitatio Fidei 184), Paris, Éditions du Cerf, 1994, pp.11-30.

[12] Concilium n° 108, 1975, 55-64.

[13] Aucune explication n’étant venue de Benoît XVI concernant le fond, on osera une comparaison hasardeuse : le vrai message ne serait-il pas du même ordre que celui qu’a donné Jean XXIII en introduisant l’invocation de saint Joseph dans le canon romain, jusqu’alors intangible, ouvrant ainsi la voie à la réforme liturgique ? En tout cas, les éditeurs de l’Annuario n’ont reçu aucune consigne de zèle concernant la permanence de ce qui est patriarcal auprès du pape. Ainsi les grandes basiliques romaines ont conservé leur dénomination de « patriarcales », cf. pour Saint Jean de Latran p. 78* ; pour Sainte Marie Majeure p. 57*.

[14] Ut unum sint 95 cite ce texte : « Pendant plusieurs siècles, les Églises d’Orient et d’Occident suivirent chacune leur propre voie, unies cependant par la communion fraternelle dans la foi et la vie sacramentelle, le Siège romain intervenant d’un commun accord, lorsque surgissaient entre elles des différends en matière de foi ou de discipline ». C’est là qu’il est fait mention des patriarcats et «  des relations qui doivent exister entre les Églises locales, comme entre des sœurs ».

[15] Le souligné se trouve dans l’original.