La visite du patriarche Alexis II à Strasbourg et à Paris fut, indubitablement, un des événements œcuméniques les plus marquants de l’année 2007 en France. L’image du patriarche de Moscou priant dans la cathédrale de Paris en présence de milliers de fidèles, de plusieurs dizaines d’évêques catholiques et orthodoxes, a été largement diffusée dans les médias, où rarement l’orthodoxie fut autant à l’honneur. L’événement a été unanimement salué, tant du côté catholique – au point d’être évoqué lors du dernier consistoire des cardinaux –, qu’orthodoxe – les membres de l’Assemblée des évêques orthodoxes de France se déclarant « unanimes pour souligner son impact positif et son importance non seulement pour les relations interorthodoxes mais aussi pour les relations avec les autres Églises » 1. Mais l’effet le plus réel se vérifia surtout en Russie même, où des millions de fidèles ont pu voir, pour la première fois, leur primat prier solennellement dans une cathédrale catholique si emblématique : Notre Dame de Paris.

Événement œcuménique, la visite du patriarche Alexis a aussi révélé les difficultés actuelles de l’œcuménisme. La chute du rideau de fer, l’unification politique d’une partie de l’Europe, la renaissance des Églises de l’Est, l’accélération des mouvements migratoires, mettent l’œcuménisme au défi de la réalité. Il ne peut plus être la spécialité de quelques convaincus, mais doit, plus que jamais, prendre en compte l’ensemble des Églises – des Églises qui ne sont plus des Églises martyres, des Églises du silence, des Églises parfois idéalisées en Occident, mais des communautés bien réelles, avec leurs héritages et leurs traumatismes historiques, leurs millions de fidèles, leurs problèmes concrets. Or, de part et d’autre de l’ancien rideau de fer, mythes et préjugés restent tenaces.

Dans cette épreuve du réel, la géographie occupe une place importante. En témoigne le dossier publié dans cette livraison d’Istina, comprenant l’ensemble des discours prononcés par des responsables orthodoxes et catholiques à l’occasion de la visite du patriarche Alexis II. L’échange de discours à la maison de la Conférence des évêques de France est particulièrement révélateur : « C’est la première fois que, comme patriarche de Moscou et de toutes les Russies, vous répondez à l’invitation d’une Église catholique locale », se félicitait le cardinal Ricard 2. – « C’est l’Église catholique qui est gardienne et porteuse des fondements spirituels du peuple français », répondit le primat de l’Église russe…3 Par ces propos, le patriarche de Moscou manifestait clairement qu’il reconnaissait l’Église catholique comme l’Église locale en France, ce qu’il faisait également en répondant à son invitation. Mais, en 2002, la création d’une province ecclésiastique catholique en Russie avait donné l’impression que la réciproque n’était pas observée : elle fut ressentie par l’Église orthodoxe comme une non reconnaissance de sa responsabilité pastorale première en Russie. Cette reconnaissance constitue pour elle le fondement même des relations qui devraient être la norme entre Églises sœurs. D’ailleurs, en cohérence avec cette ecclésiologie, l’Église orthodoxe russe présente ses diocèses en Europe occidentale non pas comme des diocèses de plein exercice mais comme des exarchats 4.

Il ne s’agit pas là d’une approche originale de l’Église orthodoxe russe. Elle caractérise en principe l’Église orthodoxe dans son ensemble. À l’occasion de l’abandon par le pape de son titre de Patriarche d’Occident, le Saint-Synode du patriarcat de Constantinople semble être allé dans cette direction en rappelant que « la conscience des limites géographiques de chaque juridiction ecclésiastique n’a jamais cessé d’être un élément fondamental de l’ecclésiologie orthodoxe », et qu’« il serait impensable pour l’ecclésiologie orthodoxe de dénoncer le principe géographique et de le remplacer par un principe ‘culturel’ dans la structure de l’Église ». En effet, « l’unité de l’Église ne peut être conçue comme une somme d’Églises culturellement distinctes, mais plutôt comme l’union d’Églises locales dont les noms sont définis géographiquement »5.

La visite du patriarche Alexis II, l’esprit dans laquelle il l’a faite, donnent une actualité nouvelle à une question autour de laquelle des problèmes se sont posés depuis quelques années : quel statut ecclésiologique donner aux catholiques en Russie, et aux orthodoxes en France, puisque, pour les orthodoxes, l’Église locale en France est l’Église catholique, et que pour les catholiques, l’Église locale en Russie est l’Église orthodoxe ? C’est l’une des questions dont sa visite a manifesté la persistance. Nous nous trouvons là devant un problème qui nous est commun et qui réclame une réponse identique de chaque côté. Les mêmes raisons ecclésiologiques et œcuméniques qui font voir l’inadéquation de la création d’une Église catholique locale de plein exercice en Russie ont aussi leur validité en ce qui concerne la création d’une Église orthodoxe locale de plein exercice en notre pays. Certains orthodoxes français qui ne sont plus des émigrés depuis des générations, ou qui ont rejoint l’orthodoxie en notre pays, se sentent frustrés d’être assimilés à des émigrés dépendant d’autorités lointaines. La réponse à cette difficulté ne proviendra pas automatiquement d’un changement de statut canonique, mais suppose l’approfondissement d’une collaboration entre les différentes juridictions orthodoxes existant en notre pays.

La visite du patriarche Alexis aura attiré l’attention sur des questions d’ecclésiologie qui sont loin d’être secondaires sur le chemin de fraternité qu’orthodoxes et catholiques recommencent à parcourir. Elle ravive aussi notre désir de l’unité et de voir ce jour où, à Moscou, un évêque catholique sera auxiliaire du patriarche de Moscou, et où un ou plusieurs évêques orthodoxes seront auxiliaires de l’archevêque de Paris… Cet espoir eschatologique doit traverser tous nos efforts pour l’unité.

Istina

1 Communiqué de l’A.E.O.F. du 17 octobre 2007, publié sur le site exarchat.org.
2 Voir ici, p. 396.
3 Voir ici, p. 398.
4 Comme l’a récemment rappelé le métropolite Cyrille de Smolensk, Cf. Messager de l’Église orthodoxe russe 2007, n°6, p. 3-4.
5 Voir Istina 51 (2006), p. 12.