Un des défis actuels du dialogue entre catholiques et orthodoxes est de mieux comprendre ce qui est en jeu dans ce que le cardinal Congar appelait l´estrangement entre Occident et Orient. Il s´agit de ressaisir la manière dont le christianisme a pu donner, ici et là, naissance à des traits de culture dont l´hétérogénéité est telle qu´ils ne sauraient coexister sans induire une tension continuelle, venant à se manifester sous les formes les plus diverses au cours de deux mille ans d´histoire. Lorsque l´on considère les raisons des rapports difficiles entre la Russie et « l´Occident » – depuis qu´une Russie existe jusqu´à nos jours – c´est toujours à un tel estrangement que l´on est contraint de se référer comme au déterminant le plus profond, mais aussi le plus mystérieux, de pareille tension. Cependant, que veut-on dire exactement lorsque l´on parle du rôle de la tradition byzantine dans la formation de l´identité russe ? Dans quelle mesure « l´Occident » n´est-il pas un prétendant aussi légitime que la Russie à l´héritage culturel byzantin ? Quelle est la mesure exacte de ce décalage entre les deux types de civilisations chrétiennes qui ont survécu à la chute de Byzance ? Et finalement, l’estrangement ne s’appliquerait-il pas aussi aux relations entre Byzance et la Russie ?

C´est l´impact de l´héritage byzantin qui a été retenu à titre de tertium comparationis entre Orient dit « byzantin » et Occident dit « latin » dans la présente livraison de la revue Istina, qui explore des aspects souvent peu connus touchant la manière dont cet héritage a été reçu en Russie et en Europe[1]. Il s´agit en premier lieu d´une « conscience de Byzance », du type de place que Byzance a été invitée à occuper dans la mémoire des nations. Dan Mureşan évoque la figure d´Ivan Peresvetov, comme de l´un des principaux artisans de cette « conscience Byzantine » en Russie. Guy Bedouelle fait apparaître, au delà des jugements de valeur, l´idée même de Byzance qui sous-tend les récits de sa chute par les historiens occidentaux. Mais il s´agit également de la manière silencieuse dont la culture reçue de Byzance a fécondé la pensée et l´art de deux civilisations rivales. Pascal Müller-Jourdan analyse les voies que prennent les intuitions d´un Nicolas de Cues au contact des schèmes néoplatoniciens transmis par Byzance. Mikhail Dmitriev décrit les types de compréhension auxquels la lecture du Corpus dionysien a donné lieu en Russie. Antoine Lévy tente de saisir la naissance de la « perspective comme forme symbolique » chez Giotto à la lumière du croisement entre théologie latine et iconographie byzantine.

Ces études démentent d´emblée la simplicité habituelle des schémas sur la « byzantinité » de la Russie orthodoxe opposée à la « latinité » de l´Occident. Certes, les historiens occidentaux ont tendance à accentuer la « superstition byzantine » (G. Bedouelle). Mais cette manière est-elle si éloignée des considérations sur les injustices répétées, et finalement divinement châtiées, des Byzantins, qui servent de paradigme à la théologie politique de l´empire russe naissant (D. Mureşan) ? Certes, les aspects les plus typiquement occidentaux de la peinture de Giotto trahissent l´influence d´une pensée religieuse proprement latine. Et cependant, ils n´auraient jamais pu voir le jour sans l´apport de l´iconographie byzantine (A. Lévy).

Plus que jamais, il est urgent d´apprendre à distinguer les éléments positifs de différenciation entre traditions chrétiennes, des processus d´idéologisation auxquels ils ont été associés au cours des siècles. Il est vrai que la frontière politique et culturelle entre la Russie et l´Occident a toujours procédé autant de faits historiques que de mythes à visée politique. Mais la confusion entre réalités et fantômes mentaux profite trop à ceux qui voudraient la rendre infranchissable pour être ignorée. Saisir le contenu véritable de l´estrangement en question est un devoir scientifique, au sens le plus fort du terme.

Istina

  1. Ce numéro d’Istina reprend certaines contributions du second colloque du « Centre Congar », tenu à Helsinki en mai 2006. Le premier colloque s’était tenu à Fribourg les 6-8 mai 2004, cf. Istina L (2005), nn° 1 et 2.