La Géorgie, ces derniers mois, a été sous les feux de l’actualité. Le conflit qui l’opposa à la Russie en août 2008 fut ressenti d’autant plus douloureusement qu’il voyait s’affronter deux pays de tradition orthodoxe (1). On a pourtant rarement évoqué, dans la presse, la dimension religieuse de ce pays, inséparable de son identité nationale.

L’Église orthodoxe de Géorgie, qui fait remonter sa fondation au saint apôtre André et à sainte Nino (IVe siècle), est une des plus anciennes Églises chrétiennes. Dotée d’une identité très forte cristallisée par la langue géorgienne, utilisée dès le Ve siècle comme langue liturgique, elle fut dès l’origine au confluent de deux courants du christianisme : celui de l’Orient syrien et celui du monde byzantin, qui influencèrent d’ailleurs diversement la Géorgie orientale (Ibérie) liée à Antioche, et la Géorgie occidentale (l’ancienne Colchide) plus proche de Constantinople. À ces influences, il faut sans doute en ajouter une troisième, plus récente : celle de l’orthodoxie russe, avec laquelle l’Église géorgienne entretient, volens nolens, des relations étroites depuis le début du XIXe siècle. On a d’ailleurs remarqué, lors du récent conflit, que les deux Églises orthodoxes non seulement dénoncèrent les combats, mais gardèrent de bons rapports et jouèrent un rôle pacificateur au-delà des rivalités politiques (2).

Ces influences diverses, liées à la position carrefour de la Géorgie, se retrouvent dans la question complexe et controversée de l’autocéphalie de son Église. Selon une tradition constante, elle aurait, dès son origine, dépendue de celle d’Antioche, dont elle aurait reçu son autocéphalie à la fin du Ve siècle. Au XVIIIe siècle, la menace turque et perse poussa la Géorgie à chercher protection auprès du tsar (1783), démarche qui aboutit à son intégration à l’Empire russe (1801). L’Église géorgienne, transformée en exarchat, fut dès lors administrée par le Saint-Synode russe et perdit de facto son autocéphalie (1811). En 1917, l’Église de Géorgie profita de la révolution pour élire un nouveau catholicos et rétablir son autocéphalie, statut qui fut reconnu en 1943 par le patriarcat de Moscou puis en 1990 par celui de Constantinople (3) .

Persécutée à l’époque soviétique (seule une centaine d’églises étaient encore ouvertes à la fin des années 1980, contre plus de 2 000 en 1917), l’Église orthodoxe de Géorgie, présidée depuis 1977 par le catholicos-patriarche Élie II, connaît depuis la fin du régime communiste un indéniable renouveau : 500 paroisses et 30 diocèses sont désormais au service des trois millions de fidèles orthodoxes, tandis que deux académies de théologie et trois séminaires ainsi qu’une cinquantaine de monastères ont été ouverts. Le symbole de ce renouveau est, sans aucun doute, la construction de la cathédrale de la Sainte-Trinité à Tbilissi, consacrée en 2004. Jouissant d’un très grand prestige auprès de la population, l’Église orthodoxe géorgienne apparaît plus que jamais comme l’incarnation de la nation. Cette importance symbolique s’est traduite juridiquement dans l’« Accord constitutionnel » conclut en 2002 entre le patriarcat de Géorgie et l’État géorgien (4) – document qui s’apparente à un véritable concordat, et qui n’a pas d’équivalent dans d’autres pays majoritairement orthodoxes.

L’Église de Géorgie avait été très engagée dans l’œcuménisme à l’époque communiste. Le patriarche Élie II fut même un des présidents du Conseil œcuménique des Églises entre 1978 et 1983 et effectua, le 6 juin 1980, la première visite d’un catholicos-patriarche de Géorgie auprès de l’évêque de Rome. Mais, confrontée à l’activité de missionnaires étrangers, qu’elle accuse de prosélytisme, et influencée par certains courants monastiques plus conservateurs, l’Église géorgienne quitta le Conseil œcuménique des Églises et la Conférence des Églises européennes en mai 1997. La visite du pape Jean Paul II les 8 et 9 novembre 1999 à Tbilissi, à l’invitation du président Chevardnadze, fit de la Géorgie le second pays à majorité orthodoxe visité par un pape, mais ne contribua guère au rapprochement. En septembre 2003, lors d’une visite de Mgr Tauran, alors Secrétaire pour les relations avec les États, le gouvernement géorgien refusa même de signer un accord avec le Saint-Siège donnant une reconnaissance juridique à la communauté catholique géorgienne.

C’est à cette Église orthodoxe atypique qu’est partiellement consacrée la présente livraison d’Istina, avec des articles de deux spécialistes de la Géorgie moderne, Simona Merlo et Aldo Ferrari, et des documents inédits en français. Espérons qu’ils feront mieux connaître cette Église attachante qui a développé une interprétation si originale de la tradition orthodoxe.

Hyacinthe Destivelle, o.p.

1 – La population géorgienne (4,5 millions d’habitants) est orthodoxe à 80 %, mais comprend d’importantes minorités confessionnelles : une forte communauté musulmane (470 000), héritée des dominations ottomane et perse, une présence juive très ancienne (18 000), 300 000 chrétiens de l’Église apostolique arménienne, 37 000 catholiques (la moitié de rite arménien, les autres, de rite syro-chaldéen ou latin), 2 000 protestants luthériens, 20 000 baptistes, 5000 pentecôtistes indépendants
2 – L’Église orthodoxe russe continue notamment à considérer officiellement l’Abkhazie et l’Ossétie comme le « territoire canonique » du patriarcat de Géorgie.
3 – Voir le texte de reconnaissance du patriarcat de Moscou, ici p. 155-158. Celui du patriarcat de Constantinople a été publié dans Istina 35 (1990), p. 305.
4 – Voir le texte ici p. 158-162.