Depuis des mois, plusieurs pays du Maghreb et du Moyen-Orient connaissent des transformations politiques importantes, suivies avec intérêt mais aussi préoccupation par les observateurs, tant le départ de chefs d’État ou les changements de gouvernement ne signifient ni la fin de régimes autoritaires ni l’instauration de véritables démocraties. L’inquiétude face à une déstabilisation de toute la région, avec ses conséquences pour les intérêts économiques des pays occidentaux, l’emporte d’ailleurs peut-être sur l’empathie pour les peuples victimes de décennies de dictatures…

Les récents événements de Syrie exacerbent cette inquiétude, d’autant plus que l’on parle d’intervention au moment où des troupes occidentales quittent d’autres pays – Irak, Afghanistan – plongés dans le chaos politique, où les chrétiens paient un très lourd tribut. Avec le Liban voisin auquel il est fort lié, la Syrie est le pays d’une Église, celle d’Antioche, dont l’origine remonte à la prédication des apôtres Pierre et Paul. C’est là aussi que les disciples de Jésus-Christ reçurent pour la première fois le nom de « chrétiens ». Tous ceux qui portent ce nom devraient être conscients d’y avoir leurs racines, et de la tragédie que représenterait l’exode massif d’hommes et de femmes poussés par la peur loin de cette terre sur laquelle ils témoignent des débuts de l’Église.

Mais la Syrie est aussi le lieu où des chrétiens ont vécu une expérience séculaire d’insertion pacifique en milieu très majoritairement musulman, bien différente du « choc des civilisations » dont la menace est brandie en Occident. Certes, des actes de violence récents montrent la fragilité de cette situation, comme le décès d’un prêtre du Patriarcat orthodoxe d’Antioche, le hiéromoine Basile Nassar, des suites d’un tir, le jeudi 25 janvier 2012, à Hama en Syrie, alors qu’il prêtait secours à un fidèle de Homs, nouvelle ville martyre.

La Syrie enfin est un pays où les chrétiens tentent de surmonter les divisions séculaires, encore manifestées par une pluralité de patriarches se réclamant du même siège d’Antioche, sans parler d’autres présences latines : catholique, anglicane ou protestantes… Bien des expériences pourraient être rapportées depuis le temps du Concile Vatican II, où la grande voix du patriarche gréco-catholique Maximos IV contribua à ouvrir les évêques latins aux richesses de l’Orient chrétien. Dans un contexte particulièrement difficile, les chrétiens ensemble tentent aussi de montrer le rôle spécifique qu’ils jouent par leur présence dans l’établissement de la justice et de la paix au Moyen-Orient.

Ainsi, réunis le 15 décembre 2011, les primats orthodoxe, syriaque orthodoxe et grec-catholique d’Antioche ont une nouvelle fois montré qu’ils pouvaient s’exprimer d’une seule voix : s’adressant à leurs fidèles, ils ont dit leur refus de « toute intervention étrangère quelle que soit sa forme, appelant à la levée des sanctions imposées sur la Syrie sous n’importe quelle excuse », tout en « encourageant les réformes et les actions positives décidées par le gouvernement, appelant également au respect des principes de justice, de liberté, de dignité humaines, de justice sociale et des droits de la citoyenneté. » Ils reprenaient ainsi les conclusions de la dixième Assemblée du Conseil des Églises du Moyen-Orient (CÉMO), réunie à Paphos en novembre 2011, que l’on pourra lire dans ce numéro.

Le Comité exécutif du Conseil œcuménique des Églises, réuni en février 2012, vient de soutenir fermement le message des trois patriarches de Syrie, après avoir accueilli un « dialogue œcuménique sur les tendances émergentes » dans ce pays, les 9 et 10 décembre 2011, et avoir organisé une consultation sur les changements au Moyen-Orient, à Antelias, en janvier 2012. Cette dernière rencontre avait notamment pour objet de réfléchir sur les modèles actuels et futurs de la citoyenneté. Alors que la communauté internationale semble enfin se préoccuper davantage du sort de ce que l’on appelle les « minorités chrétiennes » et s’interroger sur les moyens de les protéger, il est intéressant d’entendre ces frères et sœurs chrétiens prendre leurs distances vis à vis de ce terme de minorité. Refusant les distinctions fondées sur des critères numérique et religieux, ils récusent un statut particulier qui les placerait dans une situation d’inégalité, alors qu’ils revendiquent celui de « citoyens » à part entière, fondé sur les droits de la personne, mais aussi sur une expérience multiséculaire de solidarité au sein de l’« arabité ».

Ce numéro, consacré à l’Église d’Antioche, tente de dessiner le visage particulier de cette « Église des arabes », en faisant une large place à l’histoire. Celle-ci en effet explique la solidarité des chrétiens de cette Église avec leurs frères d’autres convictions, qui est fondée sur la langue et la résistance à l’impérialisme venu de l’Ouest : la mémoire des croisades mais aussi la politique scolaire des missions offrent des clés de lecture de la situation actuelle. Mais ce numéro permet aussi de mieux percevoir deux aspects de la vie de l’Église d’Antioche : le dynamisme des laïcs, illustré par le Mouvement de la jeunesse orthodoxe, même s’ils ont peut-être le sentiment de ne pouvoir y exercer toutes leurs responsabilités… ; la vigueur de la réflexion théologique, illustrée notamment par Mgr Georges (Khodr), qui fait l’honneur à Istina d’ouvrir ce numéro. Grâce à un précieux panorama dressé par Mr A. Kattan, que nous remercions d’avoir coordonné cet ensemble, nous voyons comment cette réflexion se situe entre ressourcement biblique et affrontement au défi de la modernité. Dans cette contribution, comme dans la dernière, une place particulière est évidemment accordée au dialogue avec l’islam, qui permet d’entendre indirectement une autre voix sur les relations avec le peuple juif. De même que pour les relations œcuméniques, que ce numéro n’a pu traiter comme nous l’aurions souhaité, l’expérience singulière de dialogue interreligieux de la vénérable Église d’Antioche mérite d’être écoutée.

Istina