La globalisation de l’information nous rend plus que jamais sensibles aux grands événements de la planète, surtout aux tragédies qui la blessent : les catastrophes naturelles, les luttes internes de pays en quête de leur propre identité… Les messages successifs du pape François et la multiplication de prises de position du Conseil œcuménique des Églises sur l’actualité, lors de sa récente Xe Assemblée à Busan en République de Corée, montrent que les Églises n’y sont pas indifférentes. C’est le cas bien sûr aussi des drames qui les affectent directement, comme les enlèvements successifs d’évêques et de moniales orthodoxes en Syrie et d’un prêtre catholique au Cameroun. Ces enlèvements, qui ont provoqué une grande émotion, nous rappellent que le chrétien n’a pas d’autres privilèges que de suivre le chemin du Christ qui est venu partager la vie des plus fragiles.

Ces épreuves surviennent au moment où les Églises remettent l’accent sur la Mission, sur leur responsabilité d’annoncer l’évangile autant par leur parole que par leur engagement solidaire pour la justice et la paix. Après la publication par le COE de la déclaration « Ensemble vers la vie : mission et évangélisation dans des contextes en évolution », voici que paraît l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium du pape François. Si l’ont peut y relever une même insistance sur l’amour préférentiel pour les pauvres et sur la nécessaire prise en compte des cultures, les deux documents n’ont ni le même caractère ni la même visée. La déclaration du COE est une synthèse qui entend équilibrer la perspective christologique de réflexions antérieures par une mise en valeur du rôle de l’Esprit-Saint et montrer qu’il n’y a de mission qu’holistique, en accordant plus de place que par le passé à la guérison et à l’engagement écologique des chrétiens. Le texte du pape est une exhortation qui, dans le prolongement du synode des évêques catholiques de 2012 sur « la nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne », insiste sur le dialogue et sur l’annonce explicite de Jésus-Christ.

De ce dernier texte au ton chaleureux et personnel, deux points nous semblent devoir être soulignés. D’abord ce qu’il dit des relations avec le judaïsme, en trois paragraphes fort équilibrés, où il traite du statut du peuple de la première alliance, des persécutions des juifs dans lesquelles des chrétiens ont été impliqués, et de la complémentarité que les deux peuvent vivre. Dans ce document qui parle de la mission comme élément constitutif de l’identité chrétienne, le pape redit la vocation du peuple juif, dont l’Alliance n’a jamais été révoquée (§ 247), précise que Dieu continue d’y œuvrer et que le christianisme s’enrichit en recueillant ses valeurs (§ 249). Tout en affirmant fortement que « nous ne pouvons pas considérer le judaïsme comme une religion étrangère, ni classer les juifs parmi ceux qui sont appelés à laisser les idoles pour se convertir au vrai Dieu (voir 1 Th 1, 9) » (§ 247), il n’en rappelle pas moins que « même si certaines convictions chrétiennes sont inacceptables pour le Judaïsme, l’Église ne peut pas cesser d’annoncer Jésus comme Seigneur et Messie » (§ 249). Tous les chrétiens on le sait ne tirent pas les mêmes conséquences de ces dernières convictions.

Le lecteur attentif de l’exhortation Evangelii gaudium remarquera également que le pape cite à deux reprises Jn 17,21 : d’abord pour appeler tous les chrétiens au pardon, à sortir d’une logique de concurrence, et se « réjouir des fruits des autres, qui sont ceux de tous » (§ 99-100) ; ensuite pour affirmer à la suite du Concile Vatican II (décret Unitatis redintegratio 4) que les divisions portent atteinte à la catholicité de l’Église, ne lui permettent pas d’annoncer de manière crédible l’Évangile (§ 244). Ce fort accent sur la catholicité éclaire également ce que le pape dit d’une réforme des institutions de l’Église catholique, envisagée non pour sacrifier à une « modernisation », mais pour sortir l’Église catholique d’une excessive centralisation qui ampute son dynamisme missionnaire (§ 32). Et il est important de rapprocher ce que le pape dit d’une révision du statut des conférences épiscopales, « qui les conçoive comme sujet d’attributions concrètes, y compris une certaine autorité doctrinale authentique » (§ 32), et ce qu’il dit de l’échange de dons entre les confessions chrétiennes : « si vraiment nous croyons en la libre et généreuse action de l’Esprit, nous pouvons apprendre tant de choses les uns des autres ! Il ne s’agit pas seulement de recevoir des informations sur les autres afin de mieux les connaître, mais de recueillir ce que l’Esprit a semé en eux comme don aussi pour nous. Simplement, pour donner un exemple, dans le dialogue avec les frères orthodoxes, nous les catholiques, nous avons la possibilité d’apprendre quelque chose de plus sur le sens de la collégialité épiscopale et sur l’expérience de la synodalité. » (§ 246). Nul doute qu’un pas important pourra être franchi dans la recherche de l’unité visible des Églises si le pape François parvient à mettre en œuvre ce programme.

Bien d’autres aspects de l’exhortation mériteraient d’être relevés, notamment sur la manière d’évangéliser aujourd’hui. Ainsi, le pape souligne le rôle irremplaçable des paroisses territoriales (§ 28), à l’opposé de bien des réflexions sur « l’Église émergente ». Surtout, il invite les chrétiens à s’exprimer en tenant compte de la « hiérarchie des vérités » (§ 36 et 246) et à dialoguer avec leurs contemporains, y compris sur l’importance de la famille (§ 66sq), avec un cœur missionnaire qui « jamais n’opte pour la rigidité auto-défensive » (§ 45) : un ton assez différent de celui du métropolite Hilarion à Busan ou à l’occasion de sa récente visite au Vatican… En ce sens l’exhortation du pape François est bien aussi une contribution au débat œcuménique sur la nature et la mission de l’Église.

Istina