C’est une personnalité exceptionnelle, grande intellectuelle et mystique, précieuse collaboratrice d’Istina durant cinq années, que l’auteur, professeur émérite à l’Université de Caen, nous fait découvrir par ce beau livre.
Née le 9/22 mai 1879 à Athènes, où son père était premier secrétaire de la Mission diplomatique russe, Julia Danzas fait des études universitaires, fréquentant les milieux intellectuels de Saint-Pétersbourg qui lui ouvraient la perspective d’une carrière d’historienne, mais elle est appelée à devenir dame d’honneur de la dernière impératrice de Russie, au service d’œuvres de bienfaisance. Après la guerre où elle s’engage dans la Croix-Rouge et dans un régiment de Cosaques, elle devient bibliothécaire à la bibliothèque publique de Pétrograd et enseignante à l’Institut Herzen de 1918 à 1923. Entre-temps, cette agnostique se convertit et entre dans l’Église catholique de rite oriental, en 1920. Elle croit trouver la réponse à un appel à la vie monastique dans une éphémère petite communauté, où elle prononce des vœux sous le nom de Justine. Celle-ci ayant été vite dissoute à la suite de la mort de son fondateur, le P. Fiodorov, elle se tourne vers le monastère des dominicaines de Prouilhe. Mais en novembre 1923, elle est arrêtée et se retrouve détenue à Irkousk avant d’être déportée aux îles Solovki, d’où elle sort en janvier 1932 grâce à Maxime Gorki. À 55 ans, en 1934, Julia Danzas peut enfin rejoindre le berceau de l’ordre des prêcheurs, où elle se sent vite « comme un oiseau en cage ». Son amour de la Russie et son besoin de travail intellectuel vont pouvoir s’exprimer au centre Istina, à Lille puis à Paris, de novembre 1934 à la fin de l’année 1939. Finalement, sans doute parce que la guerre a contraint les dominicains à suspendre la publication de la revue Russie et Chrétienté pour laquelle elle travaillait, elle part pour Rome, où le secrétaire de la Congrégation pour l’Église orientale, le cardinal Tisserant, la prend en charge financièrement en échange d’un gros ouvrage en russe sur l’athéisme qu’elle achève, avec une biographie de l’épouse du tsar Nicolas II, avant de mourir le 13 avril 1942.
Aux sources connues, notamment la biographie du P. Fiodorov par Vassili von Burman et des articles du fr. A. Eszer, publiés dans Divinitas et Archivum fratrum praedicatorum, M. Niqueux a ajouté le fruit de recherches personnelles dans divers fonds d’archives. Son livre est divisé en deux parties. Une première, biographique, retrace « les vies » de cette femme méconnue, en commentant souvent un extrait de l’un des récits autobiographiques qu’elle a laissés (Curriculum vitae, de 1934 ?). Non seulement l’auteur cherche à en éclairer les zones d’ombres, notamment le suicide de son père (1888), la vocation monastique, l’expérience mystique (vers 1921-1922) ou le départ de Paris (1939), mais il résume aussi ses différents ouvrages et ses innombrables articles et compte rendus, avec le souci de souligner les évolutions de sa réflexion, depuis Les aspirations de la pensée (1906), interrogation sur le sens de la vie, et En quête de la divinité (1913) sur le gnosticisme, jusqu’à La théologie catholique et l’athéisme marxiste (1941). La deuxième partie offre des textes de Julia Danzas, la plupart inédits, qui sont regroupés en trois sections thématiques : Confessions et souvenirs, qui permet de découvrir son âme dans « Ce que je suis » (1934), la dernière partie de « Seul avec moi » et « L’ineffable » (vers 1921), « Un cas de possession » (1923) et son épreuve de la déportation, dans Bagne rouge (1935) ; Histoire du christianisme en Russie, avec la conclusion de « L’itinéraire religieux de la conscience russe » (1938-1939), « L’intercession mariale dans la piété russe » (1938) et « La restauration du patriarcat et l’Église dans la révolution » (1937) ; La cour de Russie et Raspoutine, avec « Le moujik sacré » (vers 1940).
La diversité de ses expériences, souvent dramatiques, offre de nombreuses portes d’entrée dans un tel livre. On retiendra, certes, la création par Julia Danzas d’un mouvement pour l’unité des chrétiens, l’Union de la Sagesse du Christ, avec des prêtres et laïcs catholiques et orthodoxes en 1918 (p. 96-104) et sa participation à des rencontres œcuméniques, à Strasbourg en 1935 et à Cambridge en 1939, au temps d’Istina (p. 162-163). On s’intéressera aussi à la présentation faite des analyses souvent acerbes de Julia Danzas sur la situation dans la Russie soviétique, qui déplaisaient aux P.P. Chenu et Dumont et lui valurent des accusations d’« activité anticommuniste », expliquant peut-être le retard de sa naturalisation en 1939 (p. 161 et 173). Sa plume n’était pas toujours tendre non plus envers l’intelligentsia orthodoxe, en particulier envers les théologiens de l’École de Paris, qu’elle jugeait à l’aune de sa fascination passée pour le gnosticisme. Mais M. Niqueux éclaire bien les paradoxes de cette femme érudite et patriote, lucide sur elle-même, dont le caractère n’était pas facile.
Si l’on peut estimer qu’il a parfois trop développé certaines analyses des œuvres de Julia Danzas, on ne peut qu’être très reconnaissant envers l’auteur, et l’éditeur, de révéler cette figure exceptionnelle dont l’intérêt dépasse largement le centre et la revue qui lui doivent beaucoup.
Michel Mallèvre
Michel Niqueux, Julia Danzas (1879-1942). De la cour impériale au bagne rouge, Genève, Éd. des Syrtes, 2020 ; 398 p. 22 €. ISBN : 978-2-9406-2851-3.
Recension publiée dans la revue Istina, 2020/2.