À la fin de l’année 2015, Anne-Noëlle Clément a publié aux éditions Olivétan un livre consacré à l’abbé Paul Couturier [1]. L’auteure, directrice du centre Unité Chrétienne à Lyon, est également engagée à l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille. C’est donc dans une perspective interreligieuse – et non pas uniquement interconfessionnelle – qu’elle cherche à renouveler la lecture des écrits du promoteur de la Semaine de prière pour l’unité chrétienne. Initiative originale, mais risquée et peu convaincante.

L’ouvrage s’ouvre par une évocation de la vie du prêtre lyonnais. Dès cette première partie biographique est amorcée la thèse du livre. On y rappelle que P. Couturier a passé son enfance en Algérie, neuf années au Maghreb qui, selon A.-N. Clément, ont eu « une influence sur la vocation du futur “apôtre de l’unité chrétienne” ».

Parmi la quarantaine d’écrits que P. Couturier a laissés, deux sont ici reproduits et analysés : tout d’abord un article publié en 1937 dans la Revue apologétique, intitulé « L’universelle prière des chrétiens pour l’unité chrétienne », et une méditation rédigée pour les sœurs de Grandchamp : « Un aspect cosmique de la prière » (1941).

À juste titre, il est rappelé que P. Couturier inscrit l’unité des chrétiens à l’horizon du projet rassembleur de Dieu sur l’humanité. L’enjeu de l’unité chrétienne, c’est l’unité de toute l’humanité ; et rien de moins. Dans cette perspective large, A.-N. Clément s’interroge donc : l’œcuménisme spirituel de Couturier « pourrait-il conduire aujourd’hui au dialogue interreligieux ? ». Ses écrits ne pourraient-ils pas contribuer au dialogue contemporain entre croyants de diverses religions, voire même entre hommes et femmes de bonne volonté ? Mais subrepticement le livre glisse de l’interrogation légitime à l’affirmation péremptoire – « Il nous faut revenir [aux textes] témoignant de la pensée du prêtre lyonnais ouverte sur ce que nous appellerions aujourd’hui l’interreligieux » –, puis à l’enthousiasme – « cette ouverture s’avère aujourd’hui prophétique » –, et enfin au procès, car cette interprétation de P. Couturier aurait été délibérément « ignorée par certains de ses successeurs ». Sont ici visés en particulier Maurice Villain, éditeur des écrits de P. Couturier, et Pierre Michalon, aux origines du centre Unité Chrétienne.

Que pointe A.-N. Clément lorsqu’elle estime que P. Couturier fraie « le passage au dialogue interreligieux de l’expérience spirituelle » ? Lorsque le prêtre lyonnais propose de prier pour la sanctification des juifs et celle de tous les non-chrétiens, il ne faudrait pas comprendre cette « sanctification » au sens d’une conversion au Christ. P. Couturier n’adopterait pas « une attitude prosélyte cherchant à convertir tous les humains au christianisme ». Il viserait plutôt l’unité de l’humanité « par le dialogue et la prière ». Alors que P. Couturier affirme que les chrétiens des différentes confessions peuvent invoquer Dieu « de manière parallèle et convergente », A.-N. Clément imagine que cette « parallélaboration » pourrait être étendue aux fidèles de toutes religions.

Devant une telle interprétation, il semble utile de faire quelques rappels et commentaires.

  1. Jamais P. Couturier n’a renoncé aux démarches missionnaires en direction du monde non-chrétien. Comment pourrait-il en être autrement pour un prêtre dans les années 1930 et 1940 ? Pour lui, l’unité des chrétiens est la « préface nécessaire de la totale et efficace évangélisation du vaste monde : Judaïsme, Islamisme, Religions asiatiques, Fétichisme, les Sans-Dieu » (L’universelle prière des chrétiens pour l’unité chrétienne, art. cité p. 69).
  2. A.-N. Clément convient que l’article de P. Couturier de 1937 est « le seul exprimant explicitement le fondement de sa pensée sur le dessein de salut de Dieu et non sur un modèle d’unité de l’Église ». Dès lors, pourquoi en majorer la portée, en l’isolant d’autres écrits ? Car l’horizon pour P. Couturier reste ecclésial. Il suffit pour s’en convaincre de relire Prière et unité chrétienne[2], l’opuscule que le prêtre lyonnais fit rééditer quelques mois avant sa mort et qu’il considérait comme son « testament œcuménique ». Il y décrit ainsi l’unité chrétienne : « elle est un centre de convergence où peuvent, sous le signe de la charité, confluer dans le cœur du Christ les prières pour l’unité de tous les vrais fils de l’amour, de tous les vrais chrétiens bien qu’ils soient séparés » (p. 46). Le projet rassembleur de Dieu pour l’humanité, c’est dans une perspective uniquement chrétienne et ecclésiale qu’il l’évoque « quand viendra le jour où l’Inde et la Chine et même l’Afrique auront pensé et vécu le Message du Christ, où dans l’Église se coudoieront à égalité ou supériorité de nombre, d’influence, de sainteté les foules asiatiques et africaines avec les foules de la vieille Europe ou de la jeune Amérique » (p. 55). Alors qu’A.-N. Clément envisage une possible émulation de la sainteté entre tous les priants de la terre, le célèbre « monastère invisible » de P. Couturier ne comprend que des chrétiens de toutes confessions [3].
  3. Il faut encore rappeler que ceux qui ont œuvré à Lyon à la suite de l’abbé Couturier ont très fidèlement gardé l’appellation Semaine de prière pour l’unité chrétienne, en n’oubliant donc pas la préoccupation de l’unité de toute l’humanité. Mais dans le contexte de la préparation puis de la réception du concile Vatican II, ils n’ont pas cru opportun de revenir à ces perspectives explicitement missionnaires en direction des juifs et des fidèles d’autres religions.
  4. A.-N. Clément relève que « pour des raisons diverses, beaucoup ne sont pas à l’aise avec cette ouverture de l’œcuménisme sur l’interreligieux ». Parmi ceux qui résisteront à pareil glissement, on peut mentionner les orthodoxes mais aussi les fidèles des Églises évangéliques/pentecôtistes[4]. Étrangement, le livre d’A.-N. Clément consacré à l’œcuménisme spirituel passe sous silence l’existence de la Semaine universelle de prière de l’Alliance évangélique mondiale, née au xixe siècle, avec également pour objectif l’unité chrétienne. Des perspectives de collaboration ont été ouvertes entre ces deux « Semaines » si proches. Elles doivent être poursuivies. On comprend aisément qu’un élargissement de la Semaine de prière pour l’unité chrétienne en direction d’un dialogue « interreligieux » condamnerait tout rapprochement avec le monde évangélique.

Dans le projet rassembleur de Dieu pour l’humanité tel que le concevait P. Couturier, il convient que les chrétiens de toutes confessions intercèdent chaque année pour leur unité, « afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse, dans les cieux, sur la terre et sous la terre, que toute langue confesse que le Seigneur, c’est Jésus Christ, à la gloire de Dieu le Père » (Ph 2,10-11).

Franck Lemaître

[1]. Anne-Noëlle Clément, L’abbé Paul Couturier. Unité des chrétiens et unité de l’humanité, Lyon, Olivétan, 2015. Ce livre a été présenté dans Istina LXI/1 (2016),  p. 135-136.

[2]. Réédité en 2003 aux Éditions du Cerf.

[3]. « Il est “invisible” dans sa totalité éparse parmi toutes les confessions chrétiennes » (Tract de 1943 intitulé Où en est l’universelle prière pour l’unité chrétienne ?)

[4]. En relisant les trois documents du Mouvement de Lausanne qui font autorité dans le monde évangélique – la Déclaration de Lausanne (1974), le Manifeste de Manille (1989) et l’Engagement du Cap (2010) –, on constatera aisément que le dialogue interreligieux tel qu’il est présenté par A.-N. Clément ne peut entrer dans les perspectives des chrétiens évangéliques : « Nous affirmons que les autres religions et idéologies ne sont pas d’autres manières d’aller à Dieu, et que la spiritualité humaine, en dehors de la rédemption par le Christ, mène au jugement et non à Dieu, car le Christ est le seul chemin » (Manifeste de Manille, 7e affirmation).

Publié dans la revue Istina, 2016/2.