C’est un beau portrait d’Yves Congar que brosse Étienne Fouilloux, comme celui qu’on peut rédiger après un long compagnonnage. C’est en effet en 1966 que l’historien rencontre le théologien pour la première fois. Quelques décennies plus tard, É. Fouilloux deviendra « l’homme fidèle et libre » à qui Congar peut confier son Journal des années 1946-56, publié post-mortem en l’an 2000.

Empathique, et peu critique – à peine l’historien reproche-t-il à son héros de « sous-estimer nettement son travail œcuménique » pendant la crise des années 1950 –, cette biographie permet de mieux comprendre les sources de l’engagement du dominicain en faveur de l’unité chrétienne. Son « grand amour pour l’unité de l’Église et celle des chrétiens » vient d’abord de sa lecture de l’évangile de Jean pendant sa préparation à l’ordination presbytérale, et de celle des livres de Friedrich Heiler (du mouvement Haute Église dans le protestantisme allemand). Pourtant cette origine livresque ne doit pas faire oublier que l’important, pour Congar, n’est pas de connaître le protestantisme ou l’orthodoxie, mais de rencontrer des protestants et des orthodoxes « en chair et en os ».

Sous les traits de Congar est dessiné le portrait de tout bon œcuméniste : une authentique créativité (travailler « des secteurs neufs, sur des zones-frontières »), un certain volontarisme (savoir « forcer l’aurore à naître, en y croyant »), un pragmatisme délibéré (penser des réformes et des solutions qui ont des chances d’être acceptées par les autorités ecclésiales, le mouvement œcuménique n’ayant pas besoin « de francs-tireurs hasardés aux marges de leur Église, mais de protagonistes qui en soient pleinement représentatifs ») ; un regard lucide et critique sur sa propre Église, dans ses pratiques (Congar ne mâche pas ses mots à propos de l’inflation dévotionnelle dans l’Église catholique, en dénonçant notamment le « déchaînement de la mariodulie ») ou ses évolutions regrettables (cf. les interrogations du théologien sur le bien-fondé de la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse). Demeure toutefois un trait bien spécifique à Congar : son incroyable longévité. Assurément, s’il était « mort en 1954 ou en 1955 comme ses amis Couturier et Maydieu, il serait parti sans grand espoir sur la réforme de son Église[1] ».

La biographie s’achève par de pertinentes réflexions historiographiques : on ne saurait faire l’histoire « selon les codes de la morphologie structurale des contes pour enfants : le héros triomphe de l’adversité au moment où on s’y attend le moins, après plusieurs épreuves indispensables et qualifiantes ». La mise en garde est importante, mais la tentation reste forte. C’est bien le théologien suspecté, qui urinait dans le porche d’entrée du Saint-Office en 1954, qui reçoit la barrette cardinalice en 1994, quelques mois avant sa mort.

Le lecteur d’Istina pourra rester sur sa faim à propos des liens entre Congar et les responsables du centre œcuménique d’obédience dominicaine, même si sont signalés « sa fréquentation occasionnelle du séminaire russe Saint-Basile de Lille » et son souhait, au moment de la « purge », de rejoindre C. Dumont à Istina. Mais pour comprendre l’acteur majeur du mouvement œcuménique que fut Congar, l’ouvrage d’É. Fouilloux s’impose comme une lecture essentielle, et complète. Jusqu’à ce que s’ouvrent, un jour, les archives du Saint-Office…

Franck P. Lemaître

Étienne Fouilloux, Yves Congar, 1904-1995. Une vie, Paris, Salvator, 2020 ; 352 p. 22,80 €. ISBN : 978-2-7067-2013-0.

Recension publiée dans la revue Istina, 2021/2.

[1] p. 356. Paul Couturier est en fait mort en 1953.